lundi 21 mai 2012

L'audace de la vérité

Je continue (et j'en ai encore pour un bout de temps...) ma lecture vespérale des Mémoires de Saint-Simon (je suis au milieu du tome 3 en Pléiade, et je crois que l'Oeuvre en comporte huit!), et il me paraît de plus en plus que cet homme, en racontant les vicissitudes de la cour de Louis XIV puis de la Régence, a délivré, par-delà l'anecdote, un message moral adapté à toutes les époques, y compris à la nôtre. (Ne voit-on pas partout, dans tous les milieux, entreprises, écoles, partis et... Eglise, des "cours" et des courtisans, des princes et des principautés?) Or donc, je lisais ces soirs-ci quelques belles et longues pages qui relatent un événement daté du début de 1710. Saint-Simon est un ami de Philippe d'Orléans, fils de Monsieur frère de Louis XIV, neveu par conséquent du grand Roi et marié par la volonté de ce dernier à l'une de ses filles adultérines. Philippe, duc d'Orléans, a alors 35 ans, il n'aime pas sa femme (la réciproque n'est pas vraie) et entretient à grands frais une maîtresse, la comtesse d'Argenton, à Paris, ce qui lui vaut - c'est en tous les cas le principal motif - la froideur (pour ne pas dire plus) du Roi et de Mme de Maintenon, qui a contribué en l'épousant à rendre sur ce point Louis XIV vertueux.
Saint-Simon se met en tête d'aller parler au duc d'Orléans, son ami, certes, mais aussi un aristocrate "fils de France" d'un rang bien plus élevé que le sien. Il veut lui faire entendre que sa relation adultérine est coupable, pour tout le monde : pour lui-même, pour sa maîtresse, pour son épouse, pour le Roi, pour sa famille. Et non seulement qu'elle est coupable, mais qu'elle est sotte : Philippe d'Orléans  pense que son état amoureux justifie cet enchaînement de conséquences pour bien des personnes, ce qui est évidemment, dit Saint-Simon, idiot, rien n'étant  plus fragile que l'état amoureux. Quand on a la position d'un homme comme le duc d'Orléans à Versailles et à Paris, on  ne s'y laisse pas aller...
Le brave Saint-Simon, flanqué d'un "complice", va employer des heures et des heures à persuader Philippe d'Orléans. Il va aller jusqu'à lui donner le mode d'emploi de la rupture : qu'il fasse dire à sa maîtresse (sans la voir lui-même, sans explication) que la relation entre eux est à jamais terminée (car, dit fort justement le mémorialiste, s'il tente avec elle une justification, son sentiment amoureux fera qu'elle le retournera en moins de deux : bien vu!) Saint-Simon a peur de ce qu'il entreprend là comme démarche : à tout moment, le duc d'Orléans peut lui rétorquer  que ce ne sont pas ses affaires, que c'est sa vie privée, etc., etc. Mais il tient bon et se fait un devoir à la fois moral et amical de dire jusqu'au bout ce qu'il pense, quelles qu'en soient pour lui les éventuelles conséquences.
Que pensez-vous qu'il arriva? Philippe d'Orléans suivit à la lettre les recommandations du duc de Saint-Simon, se réconcilia avec le Roi et Mme de Maintenon, puis avec sa femme (même si, bon, n'exagérons rien : sa conduite conjugale continua à s'accommoder dans la suite de bien des dérapages). Et, à la mort du Roi Louis XIV, il devint le Régent de France, jusqu'à l'avènement de Louis XV et vu la mort prématurée de tous les autres successeurs légitimes du grand Roi.
D'où je retiens : en particulier dans le cadre de relations amicales, il faut apprendre à dire la vérité, ou ce que l'on tient pour tel, même s'il en coûte (et il en coûte toujours) à celui qui la dit et à celui qui la reçoit.
Et quelle que soit la "cour" où l'on vit!

2 commentaires:

  1. Je n'en suis pas si sûr... La vérité peut parfois blesser... inutilement... Et puis, ma vérité est-elle toujours celle de l'autre ? Ne risque-t-elle pas alors de briser notre amitié ?
    Oui, la vérité, le plus souvent possible, mais tourner sa langue 7 fois dans sa bouche....

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  2. Cher Michel, j'entends bien cette réserve, que je partage jusqu'à un certain point. En particulier, je tiens que tout le monde n'a pas droit à la vérité sur tout ni tout le temps (le secret quelquefois doit être protégé farouchement, secret professionnel, médical, etc.) Mais que serait une amitié où, par peur de blesser, on n'ose pas dire "entre quatre-z-yeux" à son ami ce que l'on pense de son attitude, en prenant certes des ménagements? Ne peut-on pas dire que l'amitié suppose, au moins à certains moments, cette audace, que "mon" brave duc de Saint-Simon a eue vis-à-vis d'un ami qui était "plus haut placé" que lui? Nous sommes habitués à d'autres comportements, hélas... et j'aime que son amitié l'ait ainsi poussé à dire ce qu'il pensait.

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