samedi 27 février 2021

Défigurés, transfigurés

 La liturgie catholique célèbre à deux reprises la Transfiguration du Seigneur : le 6 août (et c'est alors une fête, avec pratiquement la même solennité que dans les Eglises d'Orient) et chaque année au deuxième dimanche du Carême - ce dimanche, donc. Cette année dans la version de Marc, on proclame l'évangile de la transfiguration et on raconte comment Pierre, Jacques et Jean - les trois apôtres qui seront étroitement associés à Jésus au Jardin d'agonie - sont témoins, sur la montagne, de cette scène hallucinante : les vêtements de Jésus deviennent d'une blancheur "telle qu'il n'y en a pas sur la terre" et apparaissent à ses côtés deux grandes figures bibliques : Moïse, le législateur et Elie, le prophète. L'événement est aussi marqué par une "théophanie" : la voix du Père se fait entendre pour attester que Jésus est le Fils bien-aimé. Son identité divine est ainsi dévoilée pour les trois privilégiés, qui sont toutefois tenus de garder le silence jusqu'à la résurrection de Jésus - car cette gloire ne doit pas être dégradée en gloriole, elle est inséparable de la Croix. 

 Cette dernière remarque montre bien par quel biais nous pouvons être associés à l'épisode, toujours contemporain et non seulement historique, de la transfiguration. Dressons la liste de ce qui nous défigure et de ce qui défigure notre monde,  la liste de nos croix, souvent peu glorieuses, et pour cela même difficiles à porter au quotidien. Nos laideurs sont innombrables, que nous en soyons ou non les complices, comme est omniprésent  le mal du monde. Indispensable étape du cheminement vers Pâques,  nous faisons halte sur la montagne où nous les voyons guéries, ces laideurs, et transformées par la Croix du Christ en lieux de gloire.

Je songe à ce mot, de saint Jean de la Croix : "Si l'âme que la blessure d'amour touche est déjà blessée par le poids de ses misères et de ses péchés, elle la laisse aussitôt blessée d'amour, et les plaies qui lui venaient d'une autre cause deviennent des plaies d'amour." (Cantique spirituel. Explication, 1, 11, Pléiade, p. 722) Nous sommes tous défigurés par "le poids de nos misères et de nos péchés", mais la "blessure d'amour" - l'amour du coeur de notre Dieu, qui se manifeste à la Croix - est seule capable de transfigurer ces laideurs, ce poids, en blessures d'amour. Et dès lors, ce qui nous empêchait d'aimer devient ce qui nous permet d'aimer : "les plaies qui nous venaient d'une autre cause deviennent des plaies d'amour."

Défigurés, oui. Mais transfigurés, dans le Christ.

samedi 20 février 2021

Nos tentations

 Des trois "synoptiques", l'évangile de Marc est le plus discret sur les tentations de Jésus au désert, ce moment de quarante jours par lequel il inaugure son ministère public après le baptême de Jean - il n'en précise par exemple pas le contenu.

 De quoi nous interroger sur la nécessité de la tentation. Les Pères sont unanimes à déclarer que les tentations sont indispensables à la vie spirituelle. Il ne s'agit pas de les éviter, mais de les habiter. Elles mettent à l'épreuve nos dispositions les plus profondes en faisant miroiter les facettes de nos égoïsmes, de nos replis sur nous-mêmes. Elles sont en nous la trace du Diable, étymologiquement "celui qui divise" alors que toute vie spirituelle est essai d'unification intérieure, ou pour reprendre le terme utilisé par Marc, la trace du "Satan", étymologiquement cette fois, "celui qui accuse". Le Satan ne cesse de nous accuser : "tu n'y arriveras pas, tu n'es pas assez fort pour résister, regarde tes faiblesses et complais-toi en elles, elles sont plus fortes que toi, etc." Le Satan a partiellement raison, comme toujours il mêle de la vérité à son mensonge : notre faiblesse, en effet, est grande et par nous-mêmes nous n'en sortirons jamais. Celui qui peut vaincre en nous le Satan, c'est le Christ, qui revit en nos coeurs son expérience du désert, en particulier pendant ces quarante jours de Carême. 

 N'avons-nous donc rien à faire? Serions-nous dans la passivité complète? Oh que non - mais tout notre effort consiste à passer au Christ les rênes de nos vies, à le laisser nous guider vers le Père. C'est un effort de... démission, si l'on veut. Consentir à notre pauvreté et donc, nous en remettre à Celui qui en nous est vainqueur du Mal et du Malin. 

 Une vie n'y suffit pas. Mais l'entraînement du Carême nous rappelle l'urgence de cet exercice spirituel - de cette "ascèse", la véritable ascèse, que nous demandons en priant le "Notre Père", et d'une façon plus fine depuis que la nouvelle traduction française nous invite à dire : "Ne nous laisse pas entrer en tentation", "ne nous laisse pas embobiner par le Satan", "fais de la tentation en nous un acte de foi au Christ Sauveur."

mardi 16 février 2021

Temps du Carême, temps baptismal

 Ce mercredi, avec la célébration des Cendres, s'ouvre le temps béni du Carême. Non pas une période de privations, d'austérités ou d'auto-flagellation. Non : le temps du Carême, c'est d'abord la période durant laquelle les catéchumènes vivent leur ultime préparation à leur baptême, qui sera célébré durant la Vigile de Pâques. 

Et pour ceux et celles qui sont déjà baptisés, il s'agit dès lors d'un temps liturgique dont la connotation est aussi baptismale : renouer avec la puissance de Vie que le baptême a inaugurée en nous et qui gît au plus profond, trop souvent inemployée. 

Nous sommes passés de la mort à la Vie dans et par la résurrection du Christ : le Carême est déjà, en quelque sorte, adossé à Pâques. Mais reprendre conscience de cette source en nous, c'est rejoindre notre intériorité - l'évangile entendu ce mercredi nous invite à cela, à retourner "dans le secret" de nos coeurs, pour y prier, pour y décider généreusement de nos aumônes, pour y jeûner, aussi. Que rien ne soit accompli sous le regard des hommes, pour se faire valoir, dit Jésus. Mais qu'on cherche seulement le regard du Père, "lui qui voit dans le secret."

Cultiver ce regard secret, intérieur, entre lui et nous, entrer dans notre chambre la plus enfouie. Quel programme!

jeudi 11 février 2021

GUERIS DE NOS LEPRES

 La lèpre est toujours et partout une maladie effrayante. Elle est le prototype, à toutes les époques, de ce mal infestant qui exclut sa victime, qui en fait un paria. Et c'est pourquoi le "baiser au lépreux", ce geste qui a donné le titre de l'un des meilleurs romans de Mauriac, est un geste transgressif : toujours, il signale la volonté chrétienne de relever, de réintégrer, de rendre dignité à qui est exclu - ainsi, par exemple, François d'Assise, le Poverello, en fit-il le signe décisif de sa conversion.

Ce geste s'autorise du miracle rapporté dans la page évangélique de ce dimanche, et qui reproduit la finale du premier chapitre de l'évangile de Marc. La mission de Jésus, déjà décrite dans les versets précédents, est ici comme résumée. Il est le Messie qui, de la part de Dieu, vient purifier de leurs lèpres et réintégrer les exclus dans la société religieuse, les remettre dans l'Alliance, et déjà les ressusciter socialement.

Jésus, nous dit-on, est "pris de pitié" lorsqu'il entend la supplique du lépreux ("Si tu le veux, tu peux me purifier", Mc 1, 40) - une autre leçon, plus vraisemblable, note qu'il est "irrité". Peut-être irrité devant la demande de cet homme, mais plus vraisemblablement face à une société prétendument religieuse et qui exclut ceux qu'elle considère comme des impurs, parce que leur peau est marquée par des plaies que l'on sait contagieuses. Avouons que nous n'avons pas beaucoup changé : la façon dont, récemment, chez nous, on a pu stigmatiser les malades du Sida ou, dans l'actuelle pandémie, isoler plus qu'elles ne le sont déjà les personnes âgées, oui, tout cela ne plaide guère en notre faveur. Notre société reste une machine à exclure, avec la bonne conscience qu'ainsi elle protège.

Jésus plaide pour une autre voie, celle du salut - salus, en latin, qui signifie "la bonne santé"... Comme il le dit au lépreux, il veut que nous soyons purifiés. Et nous le sommes à son contact (il a "étendu la main, et l'a touché" geste, on l'a dit, éminemment transgressif...) Oh, nous ne sommes pas tous atteints de cette maladie cutanée, heureusement, mais nous sommes tous lépreux dans nos coeurs, portant toujours en nous ces blessures profondément enracinées, et qui suintent doucement en surface, contaminant nos proches, nos voisinages, et nous rendant incapables d'aimer. De cela, de nos plaies enfouies, Jésus veut nous guérir, nous relever, nous ressusciter en nous touchant à l'intime de nous-mêmes.

Etrange est la consigne de ne rien dire à personne, mais d'aller seulement se montrer au prêtre qui peut authentifier la guérison et réintroduire le malade dans le Peuple. Etrange et pourtant constante dans l'évangile de Marc, cette volonté de "secret messianique", comme l'appellent certains exégètes, un secret qui ne sera levé que lors du procès de Jésus devant le Sanhédrin, quand il sera face à ses juges, nu et dépouillé de tout - alors seulement, on pourra dire qu'il est le Messie et on portera vraiment témoignage de son salut. L'enthousiasme du lépreux guéri, bien compréhensible, est un signe qui doit lui-même encore être purifié : la puissance du Sauveur ne se verra pleinement que dans le mystère de la Passion, car, comme l'avait prédit Isaïe en entrevoyant le Serviteur souffrant, "c'est par ses blessures que nous sommes guéris."

vendredi 5 février 2021

Le salut

 Nous poursuivons ce dimanche, cinquième ordinaire dans l'année, la lecture de l'évangile de Marc, et nous lisons un sommaire, un résumé, de la première prédication de Jésus et de sa première activité. Cette activité est principalement "thaumaturgique" : Jésus guérit les malades, il soigne les plaies physiques autant que spirituelles, il expulse aussi les démons.

Il apporte bien "le salut" - le mot, venu du latin salus, désigne en effet la bonne santé, ou la santé rétablie. Quand on "se salue", quand on se dit "salut!", on se souhaite, sans plus trop le savoir, d'être en bonne ou en meilleure santé. Le nom de Jésus, en hébreu, ne signifie-t-il pas "le Seigneur sauve"? En Jésus, Dieu se manifeste, se donne à voir et à connaître, se révèle - pour employer ici un mot de l'arsenal théologique - comme "le vrai médecin des âmes et des corps". Il ne se présente pas à nous d'abord comme un Juge, ou comme un comptable, ou comme un copain.

Comment l'accueillir, alors? En reconnaissant que nous sommes malades, que nous avons besoin de guérison. Si nous nous pensons en parfaite santé physique, morale ou spirituelle, nous n'avons pas besoin du salut. "Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous sommes des menteurs", écrira l'auteur de la Première Lettre de Jean. Le premier pas de la vie spirituelle, de la vie de prière, consiste à reconnaître nos plaies pour les offrir au doux toucher du Christ Sauveur. Ce n'est pas facile : nous avons souvent recouvert nos blessures enfouies de bandages provisoires, pour les oublier, et n'aimons guère défaire ces pansements usagés pour que la thérapie soit véritable et l'assainissement, profond. Nous préférons vivre avec des emplâtres, mais rien à faire : les vieilles plaies suintent et nous rendent difficiles à vivre. D'elles viennent nos jugements, nos récriminations, nos hystéries, nos incapacités à aimer autrui, à l'écouter, nos manques de compassion, nos colères, bref, nos caractères infernaux. 

Le sommaire de la première activité de Jésus nous invite à le reconnaître comme celui qui peut nous guérir entièrement, aujourd'hui encore comme il le fit hier...