mercredi 18 novembre 2015

"Derrière toute politique, il y a une théologie"

Le mot est de Proudhon, l'un des théoriciens français du socialisme au XIXème siècle - et qui ne brille pas dans la mémoire collective pour avoir été un Père de l'Eglise, il était plutôt un anticlérical acharné. Mais sa remarque est pertinente, et donne à penser, en particulier sur les événements présents.
De l'imbroglio qui nous submerge, il me semble que l'on peut repêcher quelques balises :

1° Nous assistons à un "retour du religieux", avec les ambivalences du terme - le religieux peut être violent, assassin, meurtrier, tout ce que l'on voit. Il peut être le pire. Ou le meilleur. La question est donc de savoir comment il peut rester, devenir ou redevenir le meilleur, étant entendu que son élimination de la sphère sociale, je l'ai déjà maintes fois répété ici, une élimination quelquefois tentée dans l'histoire, non seulement échoue mais se conclut par une horreur accrue.

2° Les doctrines ou les textes sacrés des grandes religions, notamment des grandes religions monothéistes, et de l'Islam en particulier, ne sont pas en cause : tous les textes sacrés, s'ils sont lus et interprétés d'une façon radicale, sont potentiellement meurtriers. La question est donc : comment lire les textes sacrés des religions pour que celles-ci soient facteurs de paix, et non de haine? Cette question est l'objet d'une science particulière, qui s'appelle la théologie. Je plaide pour une (ré)habilitation et une mise en valeur de la théologie dans nos pays, à tous les niveaux, universitaires, scolaires, ecclésiaux, cultuels, culturels, artistiques, philosophiques, etc. Il appartient à l'Etat de favoriser cette mise en valeur du débat théologique, qui est le fondement idéologique des attitudes à venir chez les citoyens de chez nous et d'ailleurs. D'où le titre général de mon propos de ce soir : "Derrière toute politique, il y a une théologie." Proudhon, là, était prophète... La brusquerie avec laquelle, pour des raisons partisanes et intellectuellement faibles (pour être gentil...) on traite en nos pays la présence du religieux dans  la sphère publique - voyez les cours de religion qui deviennent "cours de rien" dans la précipitation générale! -, cette brusquerie sans concertation est non seulement grotesque, mais dangereuse.

3° Il n'est donc pas question de stigmatiser une communauté (l'Islam) ou "la religion" en général comme étant causes des problèmes actuels du terrorisme  : ce qui est en cause, c'est un manque global d'intelligence de nos pays quand ils réfléchissent (s'ils consentent à le faire) sur leur fonds religieux. La question de la foi personnelle n'a, a priori, rien à voir avec cela. La question de la visibilité du religieux, de ses rapports (y compris financiers) avec les pouvoirs publics, de son débat avec les courants anthropologiques de nos sociétés, oui.

4° Le reste, qui est important, concerne :

     - la question de savoir pourquoi des jeunes de chez nous sont séduits par des propositions religieuses islamistes (le Califat, son extension territoriale, sa conquête du monde, l'extermination par lui programmée de ceux et celles qui ne lui font pas soumission, etc.) : il y a probablement des raisons sociologiques, économiques, mais aussi existentielles. Peut-on imaginer que le bonheur consumériste proposé comme seul horizon gratifiant dans nos sociétés, pour d'aucuns, soit trop court, et qu'ils lui en substituent  un autre - un autre fantasmé, un autre horrible, un autre crapuleux, tout ce qu'on veut, mais un autre?
     - la question de savoir quand nos Etats mettront fin à l'hypocrisie de leur double langage : d'un côté on dénonce le terrorisme international, d'un autre côté, on l'alimente. Comment, direz-vous? Par exemple, en le fournissant en armes de première main ou recyclées. Le pape ne cesse de dénoncer ce commerce des armes (auquel se livrent abondamment la Belgique, la France, les USA et quelques autres) qui, évidemment, permet les conflits. Dans les armes de guerre qui ont tué les victimes de vendredi soir, à Paris, combien sont sorties des ateliers de la FN? On ajoutera à cela une géo-politique occidentale obnubilée par le profit, et qui met la diplomatie au service de celui-ci, avec depuis vingt ans des ingérences au Moyen-Orient qui se sont révélées, à terme, désastreuses, exacerbant, par méconnaissance, ignorance ou mépris, les conflits tribaux et intra-religieux. Et on s'étonne d'avoir chez nous des effets "boomerang"?

5°Que faire? Responsabiliser les hommes et femmes politiques, lorsqu'ils se présentent à nos suffrages, lors de ces exercices magnifiques que sont les élections démocratiques. Les interroger bien autrement qu'on ne le fait sur leur conception de la justice internationale, de la paix, de la protection des populations les plus fragiles dans le monde, de la répartition des biens, etc.  Beaucoup d'autres questions, pour importantes qu'elles soient (l'âge de nos retraites, l'idiome dans lequel s'exprime le Bourgmestre de Linkebeek, etc.), en seront sans doute relativisées, et ce ne sera pas dommage.

Cher vieux Proudhon! Réapprendre en effet, avec lui,  que "derrière toute politique, il y a une théologie"!

samedi 14 novembre 2015

Sommes-nous en guerre?

Après ce qui s'est passé hier à Paris, la question se pose : sommes-nous en guerre? Probablement oui, mais à condition de saisir que la notion même de "guerre" a changé de signification, du moins en Occident. Il ne s'agit plus d'armées qui se font face, mais d'états récurrents de violence qui s'emparent d'une société - la nôtre - trop assoupie, inquiète seulement d'elle-même et peu du reste du monde et de ses conflits. Or les conflits du monde - c'est un aspect de la "mondialisation" - retentissent chez nous, que nous le voulions ou non, avec leurs composantes géo-politiques, économiques, financières, culturelles, démographiques (voir la question des migrants), religieuses. (Par parenthèse, ceux qui penseraient encore que "le religieux" est relégable dans la sphère du privé trouvent dans ce qui s'est passé hier un cinglant - et sanglant - démenti.) Les "guerres" qui nous concernent seront donc sporadiques, non plus programmées pour un temps jusqu'à la victoire d'une force sur l'autre, inédites, aussi, symboliquement très meurtrières. Quelles que soient les mesures et les précautions des Etats européens, elles sont, à mon avis, inévitables. Et inégales : face à nous, qui craignons la mort corporelle, il y a des gens qui non seulement ne la craignent pas mais la souhaitent pour eux-mêmes, car c'est une manière de glorification. Je lisais sur Facebook hier une réaction un peu bêtasse, dans la liste invraisemblable des "il n'y a qu'à...", recommandant à nos pays de rétablir la peine de mort pour les terroristes : pas besoin, cher ami, ils se font exploser eux-mêmes une fois leur tâche achevée! Cela dit bien - à mon avis mieux que tout - le fossé culturel immense qui existe entre des conceptions très différentes de la vie humaine. Quels sont les jeunes de vingt-cinq ans, chez nous, qui accepteraient de mourir pour sauver nos démocraties?
Il est fini, le temps de l'insouciance...

lundi 9 novembre 2015

L'anthropocène

Participé vendredi soir, à la Maison Jonathas ici à Enghien, à une conférence sur l' "anthropocène" donnée par Guillaume Lohest. Il s'agissait donc de parler de cette nouvelle ère géologique déterminée par l'empreinte excessive de l'être humain sur sa planète, ère dans laquelle nous sommes entrés déjà avec les conséquences à court et moyen termes que l'on connaît.
Beaucoup, vraiment beaucoup de choses intéressantes dans cette soirée : (re)prendre conscience d'une urgence déjà dépassée pour bien des paramètres, et peut-être surtout tirer les conséquences pour nous-mêmes, les êtres humains, de ces prospectives tout de même catastrophiques.
Un aspect peut-être n'a pas été suffisamment souligné (il l'a été, mais trop peu à mon goût) : la résonance sociale de tout cela. On a peur pour soi-même, d'abord (encore qu'un pachyderme célibataire comme moi ne craint guère pour lui-même...), pour les siens, ensuite, pour l'espèce sans doute. Mais pense-t-on aux premières victimes - celles qui sont déjà les victimes aujourd'hui, et le seront davantage encore demain? Je veux dire : les populations économiquement fragiles du Sud, les centaines de milliers de personnes que les changements climatiques (la désertification, par exemple) font aujourd'hui migrer vers l'Europe du Nord (c'est l'une des causes, souvent passée sous silence, du phénomène migratoire qui ne peut aller qu'en s'accélérant)? Ce sont les plus fragiles qui vont le plus trinquer - comme toujours : ceux que le prétendu "progrès" technologique n'a pas aidés, mais a, au contraire, à cause de toutes sortes de procédés méprisants et méprisables qui relèvent de la macro-économie, enfoncés toujours davantage dans la misère, les privant d'une juste exploitation de leurs terres ou de leur sous-sol.
Une autre insistance qui peut-être manquait (ici encore, elle était présente mais trop peu selon moi) : la dimension spirituelle de cette prise de conscience. Les courbes exponentielles présentées et qui conduisent à une chute brutale de la possibilité même de vivre ne devraient pas seulement faire peur, mais devraient conduire à considérer la fragilité de nos existences individuelles et de l'espèce humaine tout entière. Or je tiens - c'est un point de vue philosophique autant que "religieux" (au sens large)  - qu'on ne peut vivre correctement son présent et son avenir proche qu'en considérant sa fin, chacun pour son compte ou tous ensemble. Intégrer sa finitude dans sa méditation, c'est ouvrir le présent à des tas de possibles inattendus. Dans la Bible déjà, l'Apocalypse reconduit à l'urgence du moment présent, et le Déluge n'est raconté que pour renouer l'Alliance vitale avec le Créateur...
Relire, là-dessus - devoir du temps de l'Avent qui s'annonce - l'encyclique Laudato si' du Saint Père François. D'urgence...

vendredi 6 novembre 2015

Bienvenue au nouvel archevêque

Joie depuis hier de savoir que Mgr Jozef De Kesel est le nouvel archevêque de Malines-Bruxelles et le nouveau Président de la Conférence épiscopale de Belgique. Joie parce que c'est un homme simple, intelligent, évangélique, ouvert à la modernité, à la culture contemporaine, fraternel - je pourrais ajouter de nombreux qualificatifs élogieux. J'ai eu l'occasion de travailler beaucoup avec lui, avant d'être à Enghien, alors que je faisais partie, comme "théologien-expert" (expert en quoi, je vous le demande!) de la Commission pour l'Evangélisation de la Conférence des évêques. Nous avons, en particulier lui et moi, beaucoup travaillé sur la rédaction de certains textes en néerlandais et en français. En 2009, il m'a fait l'amitié de préfacer l'un de mes livres sur la spiritualité, et de façon très généreuse.
Je ne pense pas que, dans l'Eglise, il faille jamais opposer prédécesseurs et successeurs dans une tâche - ici, dans la première d'entre elles en Belgique. Il est normal que des tempéraments, des sensibilités, des points de vue divers soient, à tour de rôle, représentés! L'Eglise n'est heureusement pas monolithique.
Mais enfin, je confesse que le profil du nouvel archevêque me va bien. Me va même, disons, mieux...

jeudi 5 novembre 2015

Faut-il en finir avec le Diable?

C'est le titre d'un Colloque de deux jours, le Colloque de théologie dit "Colloque Gesché" (car il est organisé tous les deux ans pour honorer la travail du théologien belge Adolphe Gesché) et auquel j'ai participé, après avoir contribué à son organisation, hier et avant-hier à Louvain-La-Neuve. Exégèse, histoire, sociologie (le monde des jeux vidéos ne manque pas de sel...), littérature (j'ai proposé un parcours des romans de Bernanos pour voir comment le Diable y est non pas "un" personnage mais peut-être bien "le" personnage), psychologie, ouverture sur le Coran et le monde musulman, théologie : bien des disciplines ont concouru à montrer comment la figure du Diable donne à penser. Et cela en déplaçant des questions un peu inutiles, du genre : "Existe-t-il?" (en tous les cas, le Mal existe, et un Mal énigmatique qui dépasse les seules initiatives humaines) ou "Est-il une personne" (comme disait Benoît Bourgine, ce serait lui faire trop d'honneur que de le considérer comme une "personne", avec tout le retentissement philosophique de cette notion, mais on peut exister autrement que comme "personne"). Il me semble important que des théologiens cherchent dans leur fonds propre, dans leur arsenal conceptuel, ce qui peut éclairer la situation présente de la société et peut-être relancer à son propos une vision plus critique. Ce fut fait, et les nombreux participants du Colloque (environ 200) se disaient stimulés par la réflexion. Actes à paraître courant 2017...
Hier soir, précisément, nous apprenions la mort survenue à Stanford (Californie) du Professeur René Girard, de l'Académie Française, et qui était né en 1923 en Avignon. Cet intellectuel catholique a profondément renouvelé, à partir de la philosophie, de la littérature et de la Bible, la pensée contemporaine touchant aux mécanismes de la violence (notamment en développant le concept de "désir mimétique", désir dans la rivalité). Relire Girard aujourd'hui (par exemple son maître-livre, La violence et le sacré, paru je crois en 1972), peut certainement contribuer à mieux appréhender les liens contemporains entre religion(s) et violence - religion(s) comme sources de la violence, mais aussi comme lieux possibles de son apaisement. Ce n'est probablement pas inutile dans le contexte que nous connaissons...

dimanche 1 novembre 2015

Les saints

Nous avons donc, aujourd'hui, fêté les saints, "tous les saints" connus et anonymes que le christianisme a, si j'ose ainsi dire, "fabriqués" en deux mille ans d'existence - autant dire en très peu de temps! "Foule innombrable", nous disait le visionnaire de l'Apocalypse, foule de gens "debout", "en vêtements blancs", "avec des palmes à la main" : aucune de ces notations n'est anodine. La position "debout" est celle des ressuscités, celle des vrais vivants, celle des résistants. Le vêtement blanc est celui du baptême, il suppose que l'on se soit dépouillé des vieux vêtements, qu'on les ait laissés, abandonnés - à travers eux, on a laissé les vieilles habitudes, les vieilles pensées, les vieilles habitudes de penser, les vieux réflexes, et tout ce qui conduit toujours à la reproduction du même, des mêmes erreurs, avec obstination. On s'est retrouvé tout nu, nu de la nudité d'Adam, mais sans honte, et le Christ s'est donné à nous, nous l'avons revêtu, il est devenu notre seul vêtement, celui d'une vie jeune, neuve, audacieuse... Et les palmes à la main sont celles de la victoire sur toutes les insinuations sournoises du mal et du péché.
La sainteté n'est pas la vertu : quel ennui ce serait!
C'est la pauvreté assumée, celle du cœur, rappelée par la première béatitude de l'Evangile : mains ouvertes et vides, capables d'accueillir le don de l'amour.
C'est la destinée humaine telle que Dieu la voit, et l'aime, et la bénit.
Celle qu'il promet à tous, absolument tous les hommes...