samedi 28 novembre 2020

Temps de l'Avent, temps de vigilance...

 L'Evangile de ce premier dimanche de l'Avent (Mc 13, 33-37) résonne comme un appel à la vigilance : "Veillez!" Et, plus précisément, veillez pour ne pas louper le retour de Celui qui, comme dit cette fois la première préface de l'Avent, "est déjà venu, et viendra de nouveau." Il y a là un aspect de notre foi que nous ignorons trop, et que le temps de l' "Avent" nous rappelle pourtant chaque année : nous attendons le retour du Christ et l'établissement définitif du Règne de justice, d'amour et de paix qu'il inauguré en sa première venue - en son premier "avènement", puisque le mot même "Avent" n'est que le condensé du mot "avènement". 

Oui, nous attendons. Mais la page évangélique suggère aussi que cette attente n'est pas une attitude de bras croisés - comme "un homme parti en voyage", le Maître qui va revenir a distribué ses tâches à chacun... Notre attente est donc active, le temps de l'Avent nous invite à retrousser nos manches, chacun selon sa vocation, son tempérament, ses talents, tout ce qu'on veut, mais enfin il faut aller au charbon, si j'ose ainsi dire.

Le premier avènement, du début jusqu'à la fin, s'est vécu dans le dénuement, dans la nudité : nudité du bébé de la crèche, nudité du condamné mis en croix. C'est le même : l'ombre de la crèche, déjà, dessine une croix. Cela, tout de même, indique un certain style de présence au monde, qui n'est pas dans la gloriole, dans la revendication d'une présence péremptoire, dans une affirmation massive de soi. Nous voici dans un certain effacement ou, pour le moins, une grande discrétion. 

Cela se travaille donc - c'est la dimension spirituelle de l'Avent! Le Cardinal de Bérulle, au début du XVIIème siècle,  dans un magnifique Sermon pour le temps de l'Avent, l'exprime d'une puissante manière : "Le temps de l'Avent du Seigneur (...) nous invite à rendre honneur à l'anéantissement si profond du Fils de Dieu sur la terre, en nous anéantissant nous-mêmes devant lui. Pour nous, c'est seulement en cette vie que l'anéantissement a un sens. Au contraire, le Fils de Dieu se trouve pour jamais dans un continuel état d'anéantissement. En effet son état de gloire n'est pas en lui incompatible avec cet état d'anéantissement qui lui appartient. Car aussi longtemps que Dieu existera, il en sera de même pour l'anéantissement de sa divinité unie à la nature humaine par un noeud indissociable. C'est pourquoi nous devons demeurer dans un continuel état d'anéantissement en cette vie pour rendre honneur à l'anéantissement si profond du Fils de Dieu : qu'il veuille bien l'accomplir lui-même en nous en vertu de sa bonté." (P. de BERULLE, Oeuvres complètes. 1. Conférences et fragments, introduction et notes par M. Dupuy, Oratoire/Cerf, 1995, p. 285.)  Chacun comptera facilement le nombre d'occurrences du mot-clé de ce passage : "anéantissement", qui, dit l'auteur, a sa source désormais en Dieu même, un Dieu "à la divinité à jamais anéantie"... Le temps de l'Avent nous rappelle ce style de présence au monde que Jésus a inauguré pour raconter ainsi qui est Dieu, pour qu'on ne se trompe pas de Dieu.

Se retrousser les manches, donc. Oeuvrer, oui.  Faire grandir le Royaume déjà inauguré et remis en nos mains - justice, paix, joie, fraternité, bienveillance et miséricorde, respect de tout ce qui est bon. Mais tout cela, dans une certaine "musique", un certain mode d'être au monde. Voilà la vigilance que ce temps de l'Avent nous recommande, pour que nous attendions d'une juste façon Celui qui doit venir. 


vendredi 27 novembre 2020

Bientôt Noël...

 Je comprends la frustration de celles et ceux, parmi les chrétiens, qui se sentent privés de la "messe de Noël" - ici, au doyenné de la Cathédrale, plusieurs appels par jour demandent "s'il y aura une messe de minuit, ou au moins une messe" à Noël - impossible, à ce moment, de leur répondre, et si l'on doit forcer la réponse, elle est tout de même plutôt négative - non, pas de messe publique à Noël, comme il n'y en eut pas à Pâques. Et, permettez-moi de vous dire, si c'est pour arracher trente personnes par messe comme l'épiscopat l'a finalement réussi en France, ce n'est pas la peine! Et figurez-vous que, au risque de choquer, je le comprends : vraiment, les risques sanitaires sont trop importants, et la communauté catholique, comme les autres communautés religieuses, doivent comprendre que ce renoncement est un renoncement à de possibles "clusters" terriblement contaminants. Voudrions-nous nous rendre complices d'une troisième vague, par pure frustration de gamins gâtés? Oh, j'entends déjà les remontrances : "Mais, monsieur l'abbé; nous demandons, nous réclamons, nous exigeons, comme catholiques, notre nourriture vitale, l'Eucharistie! Et surtout à Noël, fête entre les fêtes! Quelle mollesse, celle de vos évêques, qui n'exigent plus rien de leur Etat, qui se font bouffer par lui,... etc., etc. " Oui, j'entends, j'entends...

J'entends aussi les souffrances à mon sens infiniment plus grandes des soignants débordés dans les hôpitaux, de véritables héros que rien ne ménage - en effet pas même notre Etat. J'entends les plaintes des familles qui, après avoir rapproché sans protection papis, mamis et petits-enfants, voient les premiers souffrir en grand nombre dans les soins intensifs. J'entends les détresses des commerçants privés de revenus, et qui vont licencier leur personnel, mettre la clé sous la porte, déclarer faillite. Je vous assure que ces bruits-là me font plus mal que les catholiques dits "en souffrance de messe".

D'abord, dans la foi chrétienne, on n'a pas toujours fêté Noël - cela n'a commencé qu'au IVème siècle, et certainement pas toujours avec la messe.

Ensuite, si nous trouvions, pour une fois, d'autres façons d'être chrétiens et de vénérer l'Incarnation de Dieu dans la faiblesse humaine? Il y a les crèches, dans nos familles ou nos églises - visitons-les! Ici, à la Cathédrale de Bruxelles, elles viennent de toutes les communautés étrangères qui vivent leur foi dans cette grande cité cosmopolite... Magnifique trajet que je vous invite à parcourir avec elles, dans le déambulatoire de l'église. Quant à la crèche même de la Cathédrale, j'ai demandé qu'on y ajoute un personnage : un soignant, médecin ou infirmier et infirmière ou aide-soignant, que vous repérerez vite à son masque : il raconte sans rien dire que l'Enfant de Noël vient pour eux, spécialement pour eux, cette année. Mais dans toutes les églises, les crèches méritent aujourd'hui d'être plus encore qu'en d'autres temps soignées, éclairées, ornées, et qu'on y vienne faire pèlerinage : elles rediront la faiblesse d'un Dieu devenu enfant, privé de parole, lui, le Verbe, la Parole de Dieu. Comment, vénérant ainsi la faiblesse de Dieu, pourrions-nous contaminer cette célébration par des revendications politiciennes, partisanes, idéologiques?

Et "ma messe", direz-vous? Oubliez-vous que, d'ordinaire, nombre de communautés catholiques à travers le monde (en Afrique, par exemple) vivent sans guère plus qu'une célébration eucharistique par trimestre? Et vivent souvent avec plus d'enthousiasme que nous leur foi chrétienne?... Et si la privation temporaire de l'Eucharistie nous était une catéchèse imposée pour que nous nous rendions compte, par défaut, de son importance habituelle? Tout de même, on ne peut pas dire que, d'habitude, tout le monde se presse en masse à la messe!

Que le temps de l'Avent nous soit paix et joie, réserve, souci de l'autre, solitude sans doute, communion spirituelle puisque pas eucharistique, téléphonage pour prendre soin de chacun, aide aux isolés dans les règles prévues de protection sanitaire, prière pour les malades, les mourants et le personnel soignant. Mais qu'il ne devienne surtout pas un temps de stérile polémique entre "Eglises" ou "Cultes" et "Etat" - personne n'en sortirait grandi, et la fête n'en serait que gâchée.

mercredi 25 novembre 2020

Les dieux vivants sont donc mortels...

 Maradona est mort aujourd'hui. Deuil quasi national en Argentine;  "ville morte", entends-je, à Naples où il a joué (et pas seulement au football), la canonisation est unanime, le peuple pleure un "dieu vivant". Cela a toujours été - certains gladiateurs de la Rome antique bénéficiaient de semblable aura. Et sans doute avons-nous tous besoin de héros de ce genre, des personnages d'exception dans leur domaine qui ont enthousiasmé les foules et provoqué des vocations - j'emploie à dessein ce terme passé dans la religion : il y a une religion mondiale du football!

Mais Maradona est mort : les dieux vivants sont donc mortels.

Et, de Dieu immortel je n'en connais qu'un...

samedi 21 novembre 2020

L' Autre Roi

 Le 16 avril dernier, le Père Guy Lafon décédait à Paris des suites de la Covid19. Il avait été pendant deux années l'un des mes professeurs parisiens (1984-1986), un enseignant qui m'aura beaucoup marqué. Et parmi ses nombreuses publications, je relève L'Autre Roi ou La religion fraternelle, ouvrage de 1987 (Nouvelle Cité, Paris).

J'ai rouvert ce livre ces jours-ci parce que sa trame en est la fameuse scène dite du "Jugement dernier", que rapporte l'évangile de Matthieu (Mt 25), le passage proclamé précisément demain, dernier dimanche de l'année liturgique, en la solennité du "Christ-Roi". Le Christ, à la fin du temps, revient comme Roi de tous les Univers, et Juge - impressionnante vision! Et le critère du jugement des élus ou des réprouvés est déconcertant : il n'est pas cultuel ("Avez-vous bien dit vos prières? êtes-vous bien allés à la messe?"), il n'est pas sexuel ("Avez-vous trompé votre femme ou votre mari?"), il n'est pas doctrinal ("Avez-vous cru en moi et à ce que disait de moi et de Dieu la Sainte Eglise?")... Il est rigoureusement éthique, pratique et social : "J'avais faim, j'avais soif, j'étais nu, j'étais un étranger, j'étais malade, j'étais en prison... avez-vous pris soin de moi?")

Les élus sont autant surpris que les réprouvés : jamais ils n'auraient pensé aider le Christ ou le rencontrer, peut-être même ne le connaissaient-ils absolument pas. Mais la pointe de cette vision est celle-ci : "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits, qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait..." Qui est mon Juge? Qui est mon Roi? Qui est le Christ-Roi? C'est l'autre : et voilà ce que rappelait Guy Lafon dans ce beau livre, largement inspiré aussi par la philosophie de Levinas, et qui me revient en mémoire, tandis que nous allons célébrer (confinés encore, mais quand même) le Christ-Roi de l'Univers.

Le Roi, c'est l'autre - le différent, celui qui est tout à côté de moi, et qui a besoin de ma présence et de mes soins.

dimanche 15 novembre 2020

Domine, salvum fac Regem nostrum Philippum...

 Aujourd'hui 15 novembre, mémoire de saint Albert le Grand, c'est la fête du Roi en Belgique. Mais - crise sanitaire oblige - le traditionnel Te Deum n'a pas pu retentir dans la Cathédrale de Bruxelles, pour la première fois depuis bien longtemps sans doute. Un drapeau, une photo du Souverain, une prière (bilingue) à son intention... voilà ce qui permet aux visiteurs , peut-être, de prier pour le Roi des Belges  et, plus largement, pour tous ceux qui, dans nos sociétés portent le poids de décisions publiques difficiles à assumer (inutile, aujourd'hui, de donner des exemples...) Ils sont souvent moqués, critiqués, partialement jugés - et pourtant, ils partagent une responsabilité redoutable.

Oui, aujourd'hui, 15 novembre, nous prions pour le Roi : Domine, salvum fac Regem nostrum Philippum, "Seigneur, sois le salut de notre Roi Philippe!"


samedi 14 novembre 2020

Oscar Wilde et le Christ

 Emprisonné en 1897 à Reading, le grand écrivain Oscar Wilde rédige là un texte superbe qu'il intitule De Profundis. C'est une méditation sur la vie et sur la foi, avec quelques pages sur le Christ. Voici l'une d'entre elles : "Sa morale (la morale du Christ) est toute sympathie, exactement ce que devrait être la morale. S'il n'avait jamais dit que ces mots : 'Ses péchés lui sont pardonnés parce qu'elle a beaucoup aimé', il eût valu la peine de mourir pour les avoir prononcés. Sa justice est toute poétique, exactement ce que devrait être la justice. Le mendiant va au ciel parce qu'il a été malheureux. Je ne puis concevoir meilleure raison pour l'y envoyer. Ceux qui ont travaillé pendant une heure dans la vigne et la fraîcheur de la soirée reçoivent exactement le même salaire que ceux qui ont peiné tout le jour sous un soleil torride. Et pourquoi pas? Il est probable que personne ne méritait rien. Ou peut-être s'agissait-il de créatures de nature différente. Le Christ était sans indulgence pour les mornes systèmes figés qui traitent automatiquement les gens comme s'ils étaient des objets et, par conséquent, de façon identique. Pour lui, les règles n'existaient point, il n'y avait que des exceptions." (O. WILDE, De Profundis, trad. L. Lack, Paris, Stock, 2001, pp. 166-167.)

vendredi 13 novembre 2020

Dieu, "comme un homme qui part en voyage"...

 Le texte évangélique proposé ce dimanche à la méditation des fidèles est une parabole de la "fin des temps", au terme de l'Evangile de Matthieu (Mt 25, 14-30), une parabole qu'on nomme parfois "la parabole des talents" parce qu'en effet il y est question des talents que chacun fait ou non fructifier dans sa vie terrestre.

Mais on oublie trop souvent le début : "C'est comme un homme qui part en voyage..." Et voilà une figure de Dieu à laquelle nous sommes peu accoutumés : Dieu, "comme un homme parti en voyage." Parti en voyage, Dieu n'a sans doute pas oublié ceux qu'il a ainsi quittés pour un temps, au contraire, on peut même penser qu'il s'en soucie. Cet "homme parti en voyage", on le voit bien s'inquiéter des siens, alors qu'il est dans de lointains pays, envoyer sms ou autres messages, bref, prendre des nouvelles. Cet "homme parti en voyage", je ne saurais l'imaginer insouciant...

Mais, enfin, il est parti. Et donc, les siens se trouvent un peu livrés à eux-mêmes ("Quand le chat est parti, n'est-ce pas, les souris dansent", dit le vieux proverbe...) Que font-elles, ces petites souris que nous sommes, que vont-elles faire de leur danse? C'est-à-dire, de leur liberté?

Recueillir l'héritage de celui qui est parti, oui, sans doute, et le faire fructifier encore. Mais comment? L'enterrer, manifestement, pour le garder intact, ce n'est pas une bonne idée : en tous les cas, lorsque revient ce Dieu parti, c'est le reproche qu'il fait à celui qui s'est ainsi réfugié dans cette prudence imbécile. Ce que certains catholiques, quelquefois, nomment "Tradition", et qui n'est qu'une bête répétition du même, à travers les siècles, en refusant de rien changer à rien pour tout sauver - le talent, alors, périt en terre!

Il faut donc oser, voilà ce qu'attend ce Dieu éclipsé. Oser comment  direz-vous? Eh bien, mettez en oeuvre(s) vos talents, votre intelligence, votre sens artistique, votre inventivité, tout cela qui s'enracine dans vos meilleurs désirs.

Et ce Dieu parti - oh! comme on sent qu'il est parti, certains jours, et comme on voudrait hâter son retour! - , parti mais qui revient et ne cesse de penser à nous et de nous chérir, ce Dieu, oui, vous fait déjà fête pour tout ce que vous aurez créé en son nom, comme fraternité, comme bienveillance, comme éblouissement devant l'autre.

mercredi 11 novembre 2020

La charité de saint Martin

 Aujourd'hui, 11 novembre, l'Eglise célèbre la mémoire de saint Martin, légionnaire romain du IVème siècle, devenu moine puis évêque de Tours. La Vita de Martin (biographie et légende mêlées, sans doute) nous rapporte un geste de charité - souvent son iconographie dans les nombreuses églises qui, chez nous, lui sont consacrées : vers l'âge de dix-huit ans, nous dit-on, rencontrant dans la campagne un pauvre transi de froid, Martin coupa en deux son manteau de soldat et recouvrit de cette moitié le corps du malheureux. Le lendemain, le Christ lui apparut vêtu de ce demi-manteau...

Demi-manteau : on pourrait se poser la question de savoir pourquoi Martin n'a pas donné la totalité de sa cape... N'y a-t-il pas là quelque pingrerie? Non, il a donné tout ce qu'il avait, tout ce qu'il possédait - car le légionnaire romain était propriétaire seulement de la moitié de ses biens, et Martin ne pouvait pas donner ce qu'il ne possédait pas. 

Pour la petite histoire, cette cape (l'autre moitié, donc) fut conservée dans une petite église reliquaire à laquelle on donna bientôt le nom de "chapelle" (capella, Kapel, comme vous voulez dans la langue que vous voulez...) Saviez-vous que le terme "chapelle" tire ainsi son origine du mot... "manteau"?

Aujourd'hui, et depuis plus de cent ans, la fête de St Martin est un peu occultée par la commémoration de l'armistice du 11 novembre 1918, qui mit fin à l'une des plus désastreuses boucheries de l'Histoire. Et au fond, il n'est pas anodin que Martin, lui-même soldat, veille sur ceux qui ont tout donné en donnant leur vie pour la liberté et, finalement, pour la paix. Légionnaire devenu chrétien, moine et évêque, il rappelle que nos guerres doivent cesser, toujours, et se transmuer en véritable don de soi à l'autre - un don dans lequel on se donne soi-même tout entier, en donnant tout ce qu'on est, tout ce qu'on a.

mardi 10 novembre 2020

Lecture pour temps de confinement

 A quoi passer son temps quand on ne peut pas sortir? Evidemment, et entre autres, à lire... Et pourquoi ne pas "s'attaquer" à un texte sans doute exigeant, ce genre de texte qu'on lit peu même si l'on est un chrétien fervent, et qu'on appelle une "encyclique", par lequel un pape exprime sa vision du monde sur un point particulier ou général?

 On dira : trop technique, trop lourd, écrit sans doute à plusieurs mains - autant d'excuses pour ne pas lire. Pourtant, un ami français, athée et passablement anticlérical, écrivain, traducteur et éditeur, m'appelle il y a quelques jours et me dit : "Vous avez lu Fratelli Tutti? C'est le plus grand texte écrit depuis des années sur la condition humaine, et le plus puissant sur la situation présente du monde. D'habitude, je n'aime pas les papes, mais là, chapeau, le François!" Que nous soyons ainsi invités par des lecteurs "de l'autre bord" à nous pencher sur notre propre fonds, voilà qui me semble intéressant.

 Lisons, donc. Je ne vais pas ici proposer un résumé de ce texte en effet admirable, mais simplement signaler qu'il rassemble et actualise ce qu'on nomme souvent la "doctrine sociale de l'Eglise", ce trésor d'enseignement qu'elle porte en elle depuis les Pères (voyez saint Basile le Grand, par exemple, dès le IVème siècle) et surtout depuis l'encyclique Rerum Novarum de Léon XIII en 1891, écrite dans le contexte de l'industrialisation forcenée de l'Europe avec toutes les conséquences sociales, quelquefois dramatiques, que cela entraînait. Depuis, pratiquement tous les dix ans, les papes ont rédigé leur synthèse personnelle et apporté leur enrichissement particulier à ce point de vue trop méconnu des chrétiens (et des catholiques) eux-mêmes. Je songe par exemple à Laborem exercens de saint Jean-Paul II (1981) ou, du même, à Centesimus annus (1991, pour le centenaire de l'encyclique de Léon XIII), deux textes qui reflètent l'expérience et la réflexion du pontife polonais en matière de droit au travail, mais aussi de propriété et de capital, d'actionnariat ouvrier, de prise de distance à l'égard des systèmes collectiviste et libéral - le travail, disait-il, donnant droit à une certaine propriété sur l'outil de travail, sur le capital, donc.

 Savons-nous que notre foi est ainsi critique de certains principes que nous pourrions penser sacro-saints, comme celui de la propriété privée? Que celle-ci ne peut être légitime qu'étant sauve la destination universelle des biens (les biens de la terre - pensons aux biens de première nécessité, comme l'eau, l'alimentation, le logement, mais aussi l'éducation, etc. - étant foncièrement destinés à tous)? "Le droit à la propriété privée ne peut être considéré que comme un droit naturel secondaire et dérivé du principe de la destination universelle des biens créés; et cela comporte des conséquences très concrètes qui doivent se refléter sur le fonctionnement de la société. Mais il arrive souvent que les droits secondaires se superposent aux droits prioritaires et originaires en les privant de toute portée pratique", constate et déplore ainsi François (Fratelli Tutti, n°120, p. 88)

 Ce n'est là qu'un exemple de la surprenante synthèse qu'on lira dans ces pages. Une vision dynamique s'y déploie, absolument conforme à l'enseignement de l'Evangile et de l'Eglise, et dont on redécouvre pourtant la modernité et la pertinence. L'être humain ne s'accomplira qu'en ouvrant son coeur et ses bras à l'exercice sans cesse recommencé de la fraternité universelle, celle dont rêvait le Poverello d'Assise.

 Alors, puisqu'on ne peut guère sortir, calons-nous dans un bon siège, encyclique dans une main et de quoi annoter dans l'autre, lisons et travaillons ce texte qui nourrira notre foi. On ne perdra certainement pas son temps...


Lettre encyclique du Saint-Père François Fratelli Tutti, Tous frères, donnée à Assise le 3 octobre 2020, trad. française, Paris, Salvator/Fidélité, 218 pp., 4,50 euros.

samedi 7 novembre 2020

Veiller, prier

 A mesure que nous nous acheminons vers la fin de l'année liturgique, les textes évangéliques proclamés (ou lus...) le dimanche, par exemple demain, sont des appels à la vigilance. Les dix jeunes filles, cinq "insouciantes" et cinq "prévoyantes", qui ouvrent le chapitre vingt-cinq de l'évangile de Matthieu, nous rappellent l'importance de faire provision de prière comme d'huile pour nos lampes, car l'Epoux vient toujours au milieu de la nuit.

La période de confinement que nous vivons une nouvelle fois me semble décidément propice à ce recueillement, au sens le plus actif du mot : recueillir comme on ramasse, se recueillir comme on se rassemble, faire le point, prendre meilleure conscience de nos faiblesses, de nos fragilités, de nos précarités personnelles et sociales - j'ai déjà suggéré, je crois, ailleurs dans ce blog, la connivence étymologique entre "prière" et "précarité" , deux termes l'un et l'autre enracinés dans le latin precare. La précarité, l'incertitude, le trouble du chaos qui empêche pour le moment toute prévision, tout plan sur le futur - je songe aux commerçants, aux gens de l'Horeca en particulier, et bien sûr aux malades et au personnel soignant, aux enseignants, à toutes ces personnes qui cumulent peurs et fragilités - oui, cette précarité peut être une chance d'aller enfin, sans concession, au plus intime de soi.

Je sors de la Cathédrale. On ne s'y bouscule pas, évidemment - et ce serait contraire aux règles sanitaires! Mais des jeunes gens, de façon régulière, en font le tour, surtout à cette heure vespérale où la pénombre descend et vient ombrer le regard des statues, les contrastes nués des vitraux et les couleurs des tableaux. Oui, des jeunes gens, souvent en couple, qui, au son de la musique du XVIème siècle, marchent lentement dans les nefs latérales, quelquefois s'assoient et visiblement, en effet, se "recueillent".  J'ose penser qu'ils font là, comme les jeunes filles prévoyantes de l'Evangile, provision de cette huile nécessaire pour que demeure allumée en eux la flamme, la petite flamme indispensable à toute vie. Il n'y a pas de parole prononcée. En faut-il? L'église, toute de pierres qu'elle soit, d'elle-même raconte quelque chose au plus intime de chacun...

lundi 2 novembre 2020

La mort, dans la vie

 Aujourd'hui, 2 novembre, les Catholiques ont vénéré la mémoire des défunts. Occasion de méditer sur la mort, que notre société semble refuser aujourd'hui - alors qu'elle est,  comme événement individuel, une nécessité pour la survie de l'espèce (imaginons ce qui arriverait si l'on ne mourait pas : où mettre tout le monde?) Pour que l'espèce se renouvelle, il faut que les individus meurent - c'est la loi même, aussi paradoxale soit la formule, du Vivant.

 Pourtant la mort reste un scandale : pas tellement la mort du "il", comme disait le philosophe Jankékévitch, la mort anonyme qui ne nous concerne pas. Ni peut-être la mort du "je", que nous oublions sauf quand elle nous rattrape par le biais d'une maladie ou d'une pandémie - comme aujourd'hui. Mais la mort du "tu", du proche, de l'aimé(e), qui nous semble insupportable, qui défait nos liens les plus sacrés, les plus essentiels, qui nous fait mourir nous-mêmes un peu, sans mourir tout à fait - oh, cruauté de cette mort-là! 

 On l'acceptait mieux, autrefois, on mourait à tout âge sans regimber - mort des enfants, morts des jeunes soldats à la guerre (quel âge avaient-ils, ceux de 14-18 ou de 40-45, dont nous allons célébrer la mémoire le 11 novembre, quel âge? Dix-huit, vingt, vingt-cinq ans? Et ils furent des millions à périr à cause de la bêtise humaine...) Mais l'homme occidental a voulu non seulement reculer les frontières de la mort (ce qui est un progrès, à quelques réserves près : est-il toujours souhaitable de vivre sur cette terre, passé un certain âge, et dans quel état?); il a voulu aussi refuser la mort, ne pas la voir de son vivant, la rejeter comme une intruse. Oh, elle est loin de nous la prière du Poverello François d'Assise : "Béni sois-tu Seigneur pour notre soeur la mort corporelle..." Qui oserait encore dire aujourd'hui, en Occident, que la mort corporelle est "notre soeur"?

 Pourtant nous n'en sortirons pas sans mêler la mort à la vie. Sans traverser cette peur-là, sans la regarder en face, certes comme un scandale mais aussi comme une alliée. La foi de l'Eglise, célébrée aujourd'hui, c'est qu'avec elle nous entrons dans plus de Vie, dans "la Vie", comme disait Thérèse de Lisieux. La mort  referme une page ici-bas, mais en ouvre une autre, dans un mouvement à la fois de rupture et de continuité. 

 Nous allons vers plus de Vie. Nos défunts marchent dans une Vie plus vaste, plus libre. Et nous, nous allons vers eux...

dimanche 1 novembre 2020

Des saints et de la sainteté

 La sainteté chrétienne, aujourd'hui célébrée dans la solennité commune de "Tous les saints" (connus ou non, canonisés ou non), n'est pas la perfection de la vertu. Elle est l'accomplissement en soi du baptême reçu, la conformation lentement réalisée par l'Esprit Saint, par le baptême - la confirmation et l'eucharistie- au Christ ressuscité.

 Voyez par exemple comment Paul nomme souvent, dans ses lettres, les chrétiens auxquels il s'adresse : ainsi, entre autres, les "saints de Corinthe". Or, à y regarder de près, ils ne sont pas des modèles de vertu, ces "saints-là" : divisés entre eux et se réclamant de tel ou tel évangélisateur, au bord du schisme, donc, mais aussi peu fraternels dans leurs repas eucharistiques, les uns scandalisant les autres par leurs pratiques, peu enclins à croire à la résurrection des morts - et donc à celle du Christ ("Or, dit Paul, si Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vaine"...), et, pour l'un d'entre eux, amant de sa mère ou de sa belle-mère - pratique incestueuse peu recommandable sous toutes les latitudes. Les voilà, les "saints de Corinthe". 

 Pourtant, ce sont des saints... Ceux que l'Apocalypse, dans la première lecture de la messe d'aujourd'hui, nous décrit comme "se tenant debout" (en posture de ressuscités, donc), en vêtements blancs (le vêtement baptismal), avec des palmes à la main (la palme du vainqueur), ayant "traversé la grande épreuve" (la vie, tout simplement la vie)... Humanité épanouie, fraternelle, qui chante la gloire de l'Agneau victime et victorieux du mal, humanité enfin vraiment libérée, foncièrement libre, heureuse (socialiter gaudentes, dit une antique formule latine, "ils se réjouissent en société, les uns de la joie des autres").

 Ils nous offrent sans cesse leur communion de vie et de prière. Et aujourd'hui, à travers toutes les grisailles du temps qu'il fait, du temps qui passe, aussi, nous en reprenons conscience - ils sont une lumière pour nous, eux qui furent et restent transparents à la douce lumière de Dieu. Ils nous attendent, et déjà nous désirent...