dimanche 26 février 2017

Essayez de pisser sur la mouche...

Je m'adresse ici d'abord aux hommes qui me lisent, ceux qui quelquefois vont se soulager dans les urinoirs publics. Vous aurez remarqué comme moi, chers amis, qu'en de certains lieux, une mouche est en surimpression dans l'urinoir, on dirait presqu'une vraie, si bien qu'on a tendance (c'est un jeu qui nous amuse depuis toujours, non?) à vouloir l'atteindre avec son jet.
C'est une fausse mouche.
Mais c'est un vrai défi...
Cette petite attraction a été mise au point par les théoriciens du nudging (du verbe anglais "to nudge" : "inciter, inviter à"). Pour ce qui concerne les urinoirs, on a observé que cet habile stratagème permet de faire environ 20% d'économie sur le nettoyage des toilettes. Parce qu'en visant la mouche, on vise mieux, et on arrose moins à côté... Puisque je vous le dis!
Cette théorie au départ économique est en train de s'étendre dans d'autres domaines, comme celui de la santé : mieux vaut inciter les gens à adopter des comportements favorables, que les forcer à quelque chose. Les effets de la contrainte sont, pour une part, et sans faire de jeu de mot facile, des effets contraires au résultat attendu. Plutôt que d'obliger les patients à des dépistages, des bilans, etc., mieux vaut - en tous les cas d'abord - leur montrer l'aspect plaisant d'un comportement qui les conduira à une meilleure santé : combien les fruits sont rafraichissants, combien les légumes sont savoureux, comme il est agréable de se désaltérer avec de la bonne eau fraîche! Evidemment, ce n'est pas gagné, et c'est une éducation de longue haleine. Mais elle s'avère, à terme, plus efficace.
Et si nous en faisions, aussi, une pédagogie évangélique?
Combien il est agréable de dire du bien des autres, plutôt que du mal?
Combien il est doux de vivre dans une fraternité où l'on essaie d'abord de s'entendre (c'est-à-dire, à la fois, de s'écouter et de se comprendre, fût-ce à demi-mots)?
Combien il est gratifiant  de s'essayer à la justice, à l'honnêteté, à la modestie dans la gestion de ses biens?
Et ainsi de suite...
Allez! Nudging pour tout le monde... même pour les femmes, qui n'auront pas eu la première expérience initiatique de la chose!

vendredi 17 février 2017

Silence

Je ne vais guère au cinéma. Je pourrais en prendre le temps, mais c'est l'un des beaux-arts avec lequel j'entretiens des liens complexes, quelquefois conflictuels : autant l'avouer, je ne comprends pas tout, surtout, je ne comprends pas les "ficelles du métier", et cela m'agace!
Pourtant, hier soir, je me suis laissé tenter par le dernier Scorsese : "Silence". Presque trois heures de toile...
Le sujet? La répression des chrétiens dans le Japon du XVIIème siècle, cent ans  à peu près après sa première évangélisation, sous l'impulsion de Saint François-Xavier. Les chrétiens, pour des motifs évidemment politiques, sont torturés et mis à mort. Certains prêtres - surtout des jésuites - ont renié la foi, non par lâcheté, mais parce qu'ainsi ils évitaient à leurs ouailles d'horribles persécutions.
Deux jésuites portugais veulent retrouver un père qui fut leur professeur et leur confesseur, car ils ne croient pas à la version officielle qui fait de lui un renégat. Ils s'embarquent, malgré les réticences de leurs supérieurs, et rejoignent cette terre d'îles, tant désirée, tant redoutée, aussi. Des communautés sont là, privées de prêtres depuis longtemps, et qui les accueillent, communautés de paysans, de villageois, qui n'ont sans doute pas tout compris du message du Christ, mais entendent lui rester fidèles. La venue des deux missionnaires réveille la foi de ces gens, et bien sûr les persécutions, les tortures, les assassinats : le pouvoir impérial ne saurait accepter une religion dissidente. L'un des deux prêtres est tué, sous les yeux de son confrère - à ce dernier, on finit par faire renier sa foi, pour que n'agonisent plus des chrétiens lentement torturés sous ses yeux.
Le tout, faut-il le dire, dans des paysages magnifiques, éclatants de sauvage beauté - la mer en furie et ses gris bleutés, les champs sous la pluie ou le soleil écrasant - la "photo", comme on dit, je crois, est à tomber!
Je ne pensais pas "tenir" - je l'ai dit, je n'ai pas la coutume des salles obscures. Mais le temps ne m'a pas semblé long. Je n'ai pas vibré à la terreur de la folie humaine, et de sa violence - non, je la connais et  rien ne m'effraie plus d'elle, qu'elle soit physique ou psychologique.
Non, j'ai vibré aux questions essentielles que pose le film de Scorsese à notre époque : la vraie liberté, et bien sûr, le silence de Dieu.
Car ce qui ressort de cette histoire - authentique - c'est la question de la liberté religieuse, d'abord, comme parangon de toute liberté. Je comprends mieux, au sortir de ce spectacle, que le Concile Vatican II en ait fait, surtout dans la Déclaration Dignitatis Humanae de 1965, une condition de toute liberté humaine véritable. La liberté de la presse, oui; la liberté d'association, d'accord; la liberté de mouvement, en effet. Mais la liberté de croire ce qu'on veut, comme on veut, si on veut - quel défi pour les Etats qui veulent rassembler - on les comprend! - et toujours utiliser le sentiment religieux (ou laïque, en ce sens, c'est le même!) pour le rassemblement en question. Quelle difficulté pour l'Etat, pour les Etats, de "tolérer" la pluralité religieuse - la tolérance n'est pas d'abord une vertu qu'il faut réclamer des religions, mais des Etats!
Et puis, bien sûr, le silence de Dieu. Car tout au long du film, devant les souffrances engendrées par la foi, par la situation de la foi, et puis par le reniement presque forcé des missionnaires, Dieu se tait. Est-ce un silence d'indifférence? De réprobation? Ou simplement la marque d'une pure et simple inexistence? (Mais le héros lui-même, à la fin, rejette cette interprétation trop vulgaire, au fond, et en tout cas trop rapide : "Dieu n'a jamais été absent, dit-il. Mais il s'est tu.") On est là au cœur de la foi chrétienne : le Dieu-Parole, le Verbe, est aussi et peut-être d'abord un Dieu qui se tait. Ou plutôt : sa Parole - son Verbe, son Fils incarné - n'a de pertinence qu'à partir de son silence. Entendre jusqu'au bout ce silence, et l'entendre comme une Parole qui permet la Parole, c'est vraiment le cœur de la foi, de la théologie et de la spiritualité des chrétiens.
Les "spirituels" dans l'Eglise sont ceux et celles qui ont compris cela - qu'ils aient été torturés pour leur foi ou non, au fond ils l'ont tous été, et de diverses façons, quelquefois dans l'agonie silencieuse des cloîtres et des monastères. Je songeais, hier soir, aux Dialogues des Carmélites, de Bernanos - la même histoire, évidemment.
Que Scorsese, un ancien séminariste sicilien, devenu l'un des plus grands réalisateurs de son temps, ait voulu "filmer" le silence de Dieu - et y soit parvenu, cela prouve combien il maîtrise son art.
Allez voir ce film.
Montrez-le à des jeunes, et parlez-en avec eux - ça vaudra mieux que d'aller voir des concerts où l'on chante à tue-tête que "l'on aime Jésus", mais sans savoir vraiment ce que ça veut dire (je n'ai rien contre, notez, mais tant qu'à faire de me déplacer pour du cinéma, j'aime autant celui de Silence.)

mardi 7 février 2017

L'abbé Mugnier

La petite grippe qui me tient cloîtré, crachotant et suant, me permet aussi de me replonger dans un vieux beau livre lu il y a cent ans : le Journal de l'abbé Mugnier. Etonnant bonhomme! L'abbé Arthur Mugnier  (1853-1944), prêtre du diocèse de Paris, fut vicaire dans diverses paroisses de la capitale française - dont Saint-Thomas-d'Aquin, où je fus moi-même "vicaire" pendant mon séjour parisien, entre 1984 et 1986, et je revois encore, dans la sacristie, la plaque de cuivre rappelant que là s'étaient rencontrés pour la première fois l'abbé Mugnier et l'écrivain Joris-Karl Huysmans. Il fut ensuite aumônier d'un couvent de religieuses, jusqu'à sa mort. Surtout, il fut, par les hasards de l'existence, projeté dans la vie intellectuelle et aristocratique du Paris de la fin du XIXème siècle et du début du XXème. Sans jamais être un "prêtre mondain", mais simplement parce qu'on l'avait adopté dans une série de milieux où d'autres ecclésiastiques n'auraient guère été admis, il rencontra  un grand nombre d'écrivains : Anna de Noailles, Marthe Bibesco, Jean Cocteau, Colette, Paul Claudel, François Mauriac,  entre des dizaines d'autres, et bien sûr ma chère Marie Noël pour laquelle il fut une providence. Il était lié d'amitié à Marcel Proust, et vint bénir son corps le lendemain de son décès.
Son Journal, donc, me ravit : tenu entre 1879 et 1944, il rapporte avec beaucoup de précision et de fraîcheur les dîners et conversations de cet homme avec l'intelligentsia parisienne de l'époque. Le tout est en même temps d'une vivacité d'esprit extraordinaire et d'une bonté remarquable. Il passe tout, à tout le monde - sauf à ses supérieurs ecclésiastiques, qu'il trouve pour la plupart stupides, bornés et complètement fermés à la vie intellectuelle. Homme de paix, il s'indigne de voir les évêques  bénir, de chaque côté - catholique - le conflit de 14-18, et, pour des raisons bassement nationales, refuser d'écouter les appels à la paix du pauvre pape Benoît XV. "Comment, dit-il, peut-on se dire chrétien quand le principal souci consiste à massacrer le plus d'ennemis possible?" - il voit là, et à juste titre, une attitude parfaitement anti-évangélique. La guerre ne devrait servir, en dernier recours, qu'à se défendre contre une injuste agression - c'est ce qui lui semble plus légitime dans le conflit de 39, dont il ne verra pas la fin,  que dans ceux de 14-18 ou de 1870 : il a connu les trois!
Cet homme simple, toujours sobrement vêtu d'une pauvre soutane rapiécée, mais que certains de ses ennemis - il en eut - appelaient "saint Vincent de Poules" (à cause de ses fréquentations mondaines) pouvait aussi avoir le "mot" qui fait mouche, qui "pique là où il faut". Ainsi, à une dame de cette société qui lui confiait "se trouver, ma foi, encore assez jolie, malgré son âge, quand par hasard elle croisait un miroir" et qui demandait à l'abbé : "Est-ce un péché, monsieur l'abbé?", il aurait répondu : "Oh non, madame, ce n'est pas un péché. Mais c'est une erreur..."
C'est lui, surtout, donc, qui recommanda à Marie Noël de publier ses Notes Intimes - et comme il a bien fait!
Bref, la grippe a ses petits avantages. Elle permet de se replonger dans un autre monde - un autre, vraiment? Au fond, les passions sont les mêmes, les vains désirs de briller en société aussi, les rivalités superficielles, politiques ou autres, sont toujours au rendez-vous et l'on s'y épuise. Espérons qu'il reste, dans les "salons" contemporains de notre Europe, de temps en temps, l'un ou l'autre abbé Mugnier pour y promener son regard de bonté, son parapluie mal fermé, et sa bienveillance amusée - une forme admirable de bénédiction.

jeudi 2 février 2017

Nos amis Français, indécrottables bonapartistes...

Ah! Nos amis Français! Vraiment des amis, et plus que des amis, des frères. Et pourtant, que de différences entre nous...
Ainsi sont-ils restés indécrottablement bonapartistes. Je veux dire par là, et pour résumer, qu'ils sont redevenus, avec De Gaulle, attachés à un système où le Chef de l'Etat doit être une espèce de Messie-Sauveur, émanation directe du Peuple qui garantisse à la fois sa grandeur et sa permanence. Or, à y bien regarder, cela peut arriver... mettons une fois par siècle, et encore, à peu près : Napoléon en effet; son neveu beaucoup moins; et, au XXème siècle, bien sûr, De Gaulle. Prenez les successeurs de De Gaulle dans la Vème République : ce ne fut pas toujours brillant, pas toujours "messianique". Et pourtant, tous les sept ans autrefois, tous les cinq ans maintenant, les Français "y croient". Un tapage médiatique assourdissant accompagne la candidature, la pré-sélection, la sélection, l'élection du "Premier d'entre eux"; à chaque fois, c'est comme si on recréait le monde; à chaque fois, ils s'empressent, après quelques semaines, de taper à qui mieux mieux sur celui qu'ils viennent d'élire.
Cette année-ci, ils font plus fort : ils s'empressent de taper sur ceux qu'ils n'ont même pas encore élus! Et au total il apparaît que personne n'a vraiment les qualités, l'honnêteté, l'intelligence et le programme requis pour exercer la fonction salvatrice, ce qui est tout de même ennuyeux.
Dans la plupart des autres pays de l'Union Européenne, le Chef de l'Etat est soit choisi par de grands électeurs (en Allemagne, en Italie),  soit prédestiné à la fonction par sa seule naissance (dans les monarchies constitutionnelles, entre autres chez nous, ou aux Pays-Bas, dans les Pays Scandinaves, en Espagne, en Grande Bretagne, pays dont on peu difficilement contester le caractère démocratique des Institutions.) Evidemment, les Chefs d'Etat ont alors beaucoup moins de pouvoirs que s'ils étaient élus au suffrage universel, se contentant d'un rôle plus représentatif, certains diront même plus décoratif - De Gaulle ironisait : "Inaugurer les chrysanthèmes." Les choses vont-elles mieux dans les pays en question? Oh, pas toujours : le parlementarisme a aussi ses corruptions (nous en savons quelque chose chez nous), l'économie - mondialisée, qu'on le veuille ou non - y connaît les mêmes faiblesses que partout, avec à la clé les mêmes drames sociaux.
Mais on n'y refait pas le monde tous les cinq ans, en se persuadant  que "tout va changer demain".
Manque d'audace? Manque d'envergure? Sans doute : nos pays (du Nord de l'Europe) sont finalement de grosses machines bourgeoises trop souvent en manque d'idéal, au réalisme un peu plat. Nous rêvons peu, et mal.
Les Français, nos amis si proches, si nécessaires, indécrottables bonapartistes, empêtrés qu'ils sont pour le moment dans les contradictions de leur messianisme politique, nous invitent peut-être - nous le verrons dans les semaines et les mois qui viennent - à nous battre avec plus de décision pour "la liberté, l'égalité, la fraternité."  Ils ont toujours été un modèle pour l'Europe et pour le monde - et quelquefois, cela leur a monté à la tête et ils se sont indûment faits donneurs de leçons. Puissent-ils rester ce modèle que nous attendons, contraints aujourd'hui  à se dépêtrer humblement dans les apories de leur système électoral. Oui, nous l'espérons tous.  Car quand la France est grippée, l'Europe entière éternue...