samedi 25 avril 2020

Emmaüs : apprendre à voir avec le coeur...

Il nous semble connaître par cœur le beau récit lucanien des "disciples d'Emmaüs" : au soir de Pâques, deux disciples font route vers Emmaüs, tristes et déçus car ils avaient mis leur espérance en ce Jésus qu'on vient de liquider comme un malpropre. Et voilà que Jésus ressuscité les rejoint et les accompagne, mais, comme dit précisément le texte, "leurs yeux étaient aveuglés et ils étaient incapables de le reconnaître". Sur la route, ce mystérieux voyageur leur indique, dans les Ecritures, ce qui le concerne, il ouvre leur intelligence à cette lecture "christologique" des textes saints. Puis, retenu par les deux voyageurs dans l'auberge d'Emmaüs, à table avec eux, il rompt le pain et le leur partage. Alors, dit le texte comme en écho à la première remarque sur les yeux de ces deux disciples, alors, "leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent, mais lui disparut à leur regard." Leurs yeux se sont ouverts… pour ne plus voir personne! Mais peu importe : ils l'avaient reconnu et, tout joyeux, le cœur brûlant par l'explication des Ecritures que le Ressuscité leur a donnée, ils font à rebours, de nuit, le chemin qui les ramène à Jérusalem pour aller partager avec les apôtres cette expérience pascale.
Ce texte, nous le lisons encore au troisième dimanche de Pâques pour vérifier avec lui notre foi.  Les yeux aveuglés, incapables de reconnaître le Ressuscité, ce sont les nôtres, qui souvent ne veulent voir que ce qui est immédiatement visible, que la surface. Il faut, comme le dit une hymne, "tourner nos sens à l'intérieur" pour apprendre à voir avec le cœur - c'est le renard, raconte Saint-Exupéry, qui apprend pareillement au Petit Prince qu' "on ne voit bien qu'avec le cœur" et que "l'essentiel est invisible pour les yeux (de chair)"... Passer des sens du corps à ceux du cœur, aller vers l'intériorité, c'est possible grâce à la méditation renouvelée des Ecritures et surtout grâce à l'expérience sacramentelle. Le pain rompu a guéri leur cécité, ou plutôt leur aveuglement : signe par excellence de la Présence du Présent, ce repas partagé dit mieux que n'importe quoi ce que la Tradition chrétienne va appeler jusqu'aujourd'hui la "Présence réelle", la vraie Présence. Alors, la certitude vous enflamme à l'intérieur et on n'a qu'une envie : partager cette expérience de feu, dût-on pour cela refaire à l'envers une longue route.
C'est la foi chrétienne, toujours en mouvement, et qui est ramassée dans la structure même de la messe, l'avez-vous remarqué? On se rassemble, on est rejoint par le Ressuscité, la liturgie dite "de la Parole" nous expose et nous explique les Ecritures, on rompt le pain de la Présence, on est envoyé en mission…
Tout est là, expérience de Pâques aussi fraîche pour nous qu'au premier jour de la Résurrection. Et, même confinés, nous pouvons y goûter...

dimanche 19 avril 2020

Le doute : période et évangile

Il y a de quoi douter de tout. On nous annonce la docte ignorance des savants - qui est, espérons-le, un signe de leur humilité. Le fameux virus sera-t-il vaincu par nos efforts de confinement? On ne sait pas. Reviendra-t-il infecter des personnes déjà atteintes qui en sont sorties? On ne sait pas. Ces personnes sont-elles durablement immunisées, et donc non contagieuses et non susceptibles d'être réinfectées? On pense que oui mais, au fond, on ne sait pas. Comment se déroulera le déconfinement? On ne sait pas. Y aura-t-il des risques de voir "rebondir" le virus après un déconfinement même prudent, et vécu par étapes? On ne sait pas, mais on pense que oui. Sommes-nous partis pour des mois, voire des années de récession économique? On espère que non, on pense que oui. On ne sait pas. Aurons-nous un vaccin bientôt? On en doute. Ce vaccin protègera-t-il durablement contre l'infection? On ne sait pas. Les masques et autres protections (gants, gels hydroalcooliques, etc.) sont-ils des barrières suffisantes? On espère, mais on ne sait pas. Quand pourrons-nous reprendre une vie dite "normale"? Là, on ne sait vraiment pas…
Le doute, comme condition de la vie présente. Nous ne vivons pas seulement dans le confinement, nous vivons dans le doute, et c'est une situation terriblement anxiogène - je pense aux commerçants, à tous ceux qui ne savent pas quand ils pourront rouvrir leur petit commerce, leur entreprise, leur restaurant, avec ce que ce doute engendre d'incertitude économique.
Etrangement, l'évangile du deuxième dimanche de Pâques nous rapporte aussi un immense doute : celui de Thomas - et l'évangéliste Jean, à plusieurs reprises, donne dans son texte la signification du prénom de Thomas, "dont le nom signifie Jumeau", dit-il. Thomas, notre jumeau, Thomas notre double : nous y voici. C'est nous, et c'est nous aujourd'hui, dans l'incertitude et dans le doute devant la fragilité de la vie et l'évidence de la mort, qui rôde partout.
Jésus lui dit :"Regarde, vois, touche…" Touche les plaies, les stigmates, les blessures.  Et avec ton cœur de croyant, vois la Vie qui est là, cachée sous les meurtrissures. "Cesse d'être incrédule, sois croyant". Il avait pareillement dit à Thomas, avant de se mettre en marche pour aller visiter et relever de la mort son ami Lazare, "cette maladie ne conduit pas à la mort, elle va servir la gloire de Dieu." Et Thomas n'avait rien compris.
Là, devant les plaies exhibées, il comprend et s'agenouille : "Mon Seigneur, mon Dieu!" dit-il, ayant traversé le doute pour professer ce qu'on appelle la "foi".
Ce qui lui vaut cette réponse : "Parce que tu as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu…" 
Ceux qui croient sans avoir vu, c'est nous. Et cette situation, tout autant trouée de doute que celle de Thomas, est déclarée "heureuse" par Jésus. Heureuse, la condition croyante, qui ne consiste pas à perdre la raison devant les malheurs du monde - et nous en traversons un - mais à y trouver de quoi nourrir ce que la foi, encore elle, décline en deux autres vertus qui sont des attitudes intérieure et extérieure : l'espérance (ne jamais perdre confiance, même face à la mort et aux statistiques de la mort); et la charité (toujours être prêt à aider concrètement autrui.)
Elle nous apprend beaucoup, cette pandémie. Elle nous apprend aussi à (re)lire autrement les grands textes de Pâques!

samedi 18 avril 2020

Prière de Marie Noël pour ses médecins

A se murmurer, chaque soir, en ce temps de confinement, pour ceux et celles qui nous soignent, cette prière de la grande Marie Noël :


"Ayez pitié, mon Dieu, de ceux qui se sont chargés de la croix des autres, de ceux qui se sont faits sauveurs.
Sauveur de tous, donnez au médecin la lumière.
Eclairez-le dans l'obscurité d'autrui, pour qu'obligé de pénétrer dans le secret des corps et des âmes, il ne se trompe pas de route et ne blesse rien en passant.
Donnez au médecin l'amour, pour que, chargé de sa propre peine et sans refuge peut-être pour lui-même, il trouve toujours en soi une douceur, un abri, une force pour le désespéré qui l'attend.
Donnez au médecin la grâce, pour qu'en son plus mauvais moment, dans son incertitude, sa faiblesse d'homme, son trouble, il reste toujours assez sage, toujours assez bon, toujours assez pur, digne de la douleur sacrée dont la foi s'est donnée à lui.
Donnez au médecin la fidélité dans la miséricorde, pour qu'il n'oublie pas, n'abandonne jamais le moindre des misérables qui à lui se fie.
Donnez-lui la force, ô mon Dieu, pour que le poids de tous ne vienne pas trop l'accabler, pour que la détresse qu'il porte n'atteigne pas sa joie, pour que la blessure qu'il panse ne lui fasse pas mal."


(MARIE NOËL, Notes Intimes, p.46)

dimanche 12 avril 2020

Soir de Pâques, Emmaüs...

Au soir de Pâques, qu'est-ce qui a changé? Apparemment rien… le confinement est toujours là, les drames surviennent encore. "Et nous qui pensions qu'il serait le libérateur…" Comme on comprend les sentiments des disciples qui retournent, déçus, de Jérusalem à Emmaüs. L'histoire était trop jolie, trop pleine d'espérance, pour être vraie!
Le voyageur mystérieux qui fait route avec eux mettra du temps pour ouvrir les yeux de ces deux disciples… Il leur apprendra à lire, d'abord, ou plutôt à relire leurs saintes Ecritures pour appréhender enfin, avec leur cœur, ce qu'elles annoncent. Il rompra le pain devant eux…
Le texte, très finement, nous avait prévenus : au début du chemin, "leurs yeux étaient aveuglés, et ils étaient empêchés de le reconnaître"; mais, au moment de la fraction du pain, "leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent… mais lui disparut à leurs regards."
Au soir de Pâques, l'expérience chrétienne commence - et c'est l'expérience des disciples d'Emmaüs. Nos yeux sont encore aveuglés, il faudra un long cheminement avec ce voyageur mystérieux qui nous apprendra à lire et relire encore nos Ecritures saintes, à fréquenter les sacrements et en particulier celui du pain rompu et partagé, alors notre déception se changera en émerveillement, alors nous saurons la présence du Présent à nos côtés, sans plus avoir besoin de le voir.
"Christ est ressuscité des morts, par sa mort il a vaincu la mort, à ceux qui sont dans les tombeaux il a donné la Vie. Alleluia!"


Belle et sainte fête de Pâques à tous!

samedi 4 avril 2020

La "kénose" du Christ

Dès ce soir nous entrons, avec le "Dimanche des Rameaux et de la Passion", dans la Grande et Sainte Semaine. Les textes de la liturgie, ce soir et demain, en particulier les textes bibliques, sont d'une très grande richesse spirituelle.
Arrêtons-nous sur la "deuxième lecture", l'hymne de la Lettre de Paul aux Philippiens (Ph 2,6-11), l'un des textes les plus denses de la Révélation chrétienne.
Paul y parle du Christ, et probablement greffe-t-il sur son nom, par le biais d'une relative, une hymne déjà connue et chantée dans la communauté des chrétiens de Philippes. "Le Christ Jésus, lui qui subsistait en forme de Dieu - je traduis au plus près du grec - n'a pas considéré comme une proie à retenir d'être traité comme Dieu, mais il s'est vidé (en grec : ekenosen heauton, d'où le nom de "kénose" que l'on va donner à ce mouvement…), prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et reconnu à son aspect comme un homme, il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort - une mort de croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé…" (etc.)
En Christ, Dieu se présente à nous comme un mouvement de "vidange", de "vide de soi" - car si c'est bien le Christ Jésus qui est le sujet de cette hymne, il faut convenir que ce mouvement atteint Dieu lui-même, puisque le Christ est Dieu et "subsiste en forme de Dieu"...
De Dieu nous avons souvent des images de plein, de trop plein même : sa toute-puissance, son règne éternel, etc. nous semblent écrasants. Et voilà qu'en Christ, tout se retourne de ces attributs, comme on retourne un gant : la toute-puissance se révèle, se donne à connaître, dans la toute-faiblesse assumée de la Passion. Ce "vide" en Dieu est volontaire, et signe de son amour : il s'est mis plus bas que tout pour nous montrer qui il est, ce qu'il est.
Les conséquences sont immenses : au nom d'un tel Dieu, d'un Dieu pareillement "kénotique", on ne saurait envisager un christianisme de conquête, ou de reconquête, de pouvoir, d'affirmation péremptoire de soi, de détention absolue d'une vérité définitive sur tout, etc.
Au nom d'un Dieu pareillement kénotique, pareillement agenouillé devant l'homme, on s'agenouille soi-même devant l'autre.
Et cette attitude - cette attitude seulement - nous relèvera tous!
Belle et sainte Semaine!