dimanche 30 novembre 2014

Les lois des hommes, et la leçon d'Antigone

Oserais-je redire ici un principe élémentaire d'éthique commune, mais qui est bien souvent malmené par les médias? Le voici : il ne suffit pas qu'une loi civile  existe pour qu'elle soit bonne. Même si elle a été votée par une majorité démocratique, et démocratiquement élue, ce n'est pas cela qui assure sa justesse morale. Celle-ci vient de sa conformité à quelque chose qui n'est pas "votable", si j'ose dire, et que les chrétiens de façon certes malhabile appellent "la loi naturelle" ou "le droit naturel", que saint Thomas d'Aquin nommait  la ratio, la "raison", et qu'avant les chrétiens,  les Grecs disaient être "les lois non écrites".
C'est ce qui fonde, par exemple, les droits de l'homme : ceux-ci ne sont pas ratifiés, dans le monde, par une majorité démocratique, mais ils traduisent  "l'idée" que l'on se fait de "l'être humain", de sa "nature", indépendamment des horizons culturels divers où il vit. Certes, les "droits de l'homme" sont nés européens, mais nous pensons avec justesse qu'ils correspondent à la vérité profonde de l'être humain partout et toujours, où qu'il se trouve, même en Chine et en Corée du Nord...
La justesse d'une loi civile vient d'abord de son adéquation à cette intuition universelle de l'humain, à cette ratio, à ces "lois non écrites". Ce qui faisait dire à saint Thomas d'Aquin que la loi civile est ordinatio rationis, "mise en musique, mise en ordre, de la raison."

C'est ce qui nourrit  la révolte de la petit Antigone devant les lois édictées par son oncle Créon, révolte admirablement mise en scène par Sophocle. Je ne sais pourquoi j'avais envie ce soir de relire cette tragédie traduite avec peine dans ces années d'étude qui, pour moi,  font maintenant  presque partie d'une autre vie. J'ai donc  sorti le volume de ma bibliothèque, et me suis replongé dans le grec magnifique, classique, d'une pureté extrême, du Vème siècle avant Jésus-Christ. La petite Antigone, petite jeune fille, comparaît devant son oncle, le tout-puissant tyran de Thèbes, parce qu'elle a refusé de se soumettre à un ordre de lui qu'elle considère comme impie -  interdiction d'offrir une sépulture, fût-ce une poignée de terre, à l'un de ses frères. Elle mourra de cette révolte (on est dans la tragédie) et elle le sait, mais elle fait face. Je traduis :

"- Ainsi, dit Créon à Antigone, tu as osé contrevenir  à ma loi?
-   Oui, répond Antigone, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée! Ce n'est pas la Justice, qui habite aux côtés des dieux d'en-bas. Non! Ce ne sont pas là les lois qu'ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes interdits soient assez puissants pour permettre à un mortel de passer outre à d'autres lois, les lois non écrites, celles-là,  (agrapta), inébranlables, des dieux! Ces lois qui  ne datent ni d'aujourd'hui ni d'hier, et dont nul ne sait le jour où elles ont paru." (SOPHOCLE, Antigone, 449-455.)

Ah! La leçon des Grecs... Cette manière qu'ils ont eue de nous apprendre quelque chose de la dignité humaine, à travers la résistance effrontée d'une petite fille face à la tyrannie de l'ordre établi, quel qu'il soit! Probablement trouve-t-on dans ces lignes l'un des premiers éloges de la conscience morale, libre et droite.
J'espère que l'on continuera longtemps, dans nos écoles, à apprendre et à lire le grec, ne serait-ce que pour avoir accès, "en direct", à des textes aussi puissants que celui-là!

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