vendredi 5 décembre 2014

Rempli de tristesse, et de gratitude...

La Reine Fabiola est morte ce soir.
J'aurai été pendant de nombreuses  années l'un des confidents qu'elle souhaitait recevoir pour, comme elle le disait, "l'aider dans sa vie spirituelle" et, quelquefois, célébrer la messe avec elle.  Au début (peu de temps, à vrai dire) très impressionné de me retrouver là, au Stuyvenberg, un  château un peu triste, surtout dans ces périodes-ci de l'année, l'automne et l'hiver, un château empli de brumes, sombre, où il fallait toujours le secours de la lumière électrique. Depuis les fenêtres, on voyait dans le parc des lapins gambader en grand nombre : décor surréaliste...
Le scénario était souvent le même :  je me rendais d'emblée à la "chapelle" - un petit salon aménagé -, j'attendais la Reine. Elle arrivait, les derniers temps accompagnée d'une infirmière qui l'installait, avec des tas de précautions, dans un divan bourré de coussins. Elle me demandait de m'asseoir près d'elle, et c'était la première conversation de la rencontre, où elle faisait le point avec moi. Il n'a pratiquement jamais été question de politique. Mais de tout le reste, oui.  De sa famille, de ses amis, des malades, beaucoup, des gens fragiles dont elle avait entendu parler. D'elle-même, qui, avec les années,  devenait fragile, préparait sa mort. Puis je commençais la messe, et j'avais coutume de dire que c'était une "concélébration" : elle m'interrompait, elle commentait les lectures - tant qu'elle a pu, elle a prononcé elle-même la première lecture - et pratiquement elle faisait l'homélie. Nous nous tenions la main pour le "Notre Père". Et, tant qu'elle a pu aussi, elle "faisait la sacristine", comme elle disait, éteignant les lumières et rangeant les objets du culte après la messe...
Puis nous passions à table pour un autre long moment de dialogue.
J'ai l'impression ce soir d'avoir emmagasiné des tonnes et des tonnes de confidences,  de lectures, de points de vue, de contradictions, aussi, de pensées qui se cherchent ou qui s'affirment, de réflexions sur la beauté, sur la musique, sur l'amour, sur la vie éternelle, sur la pauvreté du monde, sur la fragilité intérieure... Je n'ai jamais pris de notes. De toute façon, de ce trésor partagé, rien ne pourra jamais être dit, non pas à cause du "secret de la confession" - ce n'étaient pas des confessions sacramentelles -, mais parce que doivent prévaloir la pudeur des sentiments et la nécessité de la discrétion.
Il y a quelques mois, je l'ai ointe de l'onction sainte des malades, parce que je la trouvais très mal ces jours-là. Mon émotion lorsque j'ai imposé les mains sur ces cheveux de légende et que je l'ai tutoyée pour la première et dernière fois - étrange et magnifique privilège : "Fabiola, par cette onction sainte, que le Seigneur, dans sa grande bonté, te réconforte par la grâce du Saint Esprit. Ainsi, t'ayant libérée de tout péché, qu'il te sauve, et te relève!" C'était... la Reine, la Reine de mon enfance, de ma jeunesse, et je n'ai toujours pas compris pourquoi j'avais été admis dans l'intimité de ses confidences. Quand je l'ai quittée ce jour-là - et cela,  c'est un secret partageable! - elle m'a embrassé les mains en me disant : "Merci aux mains qui ont fait cela pour moi!"
Notre dernière conversation, téléphonique, a été brève : elle était trop faible pour parler et m'a assez vite passé son infirmière.
Ce soir, déjà, des gens de la presse m'ont appelé - je ne sais pas comment ils ont mon numéro, j'ai seulement dit tout ce que tout le monde dit. Qu'une grande dame a déposé le fardeau de ses jours terrestres et rejoint l'éternité où elle vivait déjà en prière.
Elle avait fait beaucoup de projets pour ses funérailles, m'avait confié beaucoup de "dernières volontés", dont je suis persuadé qu'aucune n'aboutira - je le lui disais et répétais chaque fois : le protocole est une machine terrible, un rouleau compresseur qui lissera tout et, probablement, n'autorisera aucune fantaisie comme elle l'aurait rêvé. C'est très bien ainsi : il lui fallait encore ce dépouillement. "Regardez, moi qui ai été la Reine, je ne suis plus qu'une croûte, une vieille croûte", répétait-elle en riant. Et elle ajoutait : "Mais la croûte a fait son travail, et elle s'en va rejoindre son amour."

Oh oui, le travail a été fait, Madame, et avec quelle élégance!

Sit tibi terra levis, Fabiola. "Fabiola, que la terre, cette terre de Belgique que tu as épousée et aimée, soit maintenant sur toi légère, infiniment."

5 commentaires:

  1. Merci pour cet hommage pudique et respectueux de l'humain

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  2. Magnifique témoignage ainsi que dans l'émission place Royale

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  3. Très noble attitude de faire peuve d'autant de réserve et de respect face à de telles confidences.
    Que l'âme de notre Reine, à présent exhaussée auprès de son amour, puisse guider notre patrie vers des chemins moins chaotiques....

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  4. Merci pour ce très beau témoignage, que je n'ai cessé de relir.
    Merci, vraiment merci d'avoir partagé vos moments de grâce avec cette Reine de cœur.

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  5. Merci pour ce beau partage.
    Qu’importe que nous empruntions des itinéraires différents
    pourvu que nous arrivions au même but - Gandhi

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