Futile, dira-t-on, la lecture de Proust... Pourquoi passer son temps avec les états d'âme de ce monsieur?
A l'objection, j'oppose une page, qui fit hier soir mon bonheur :
"Depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes et, au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe, dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre; j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde de natures mortes." (M. PROUST, A la Recherche du temps perdu. A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Pléiade, I, p. 869).
"J'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût" : n'est-ce pas une tâche commune et actuelle, celle du narrateur de La Recherche, et la nôtre? Cette capacité de voir le monde avec le décalage de l'artiste, du peintre en l'occurrence, n'est-ce pas ce qui nous introduit au mystère même de la vie? Ce qui, même dans les circonstances les plus banales - une table pas encore débarrassée des reliefs d'un repas -, nous renvoie à la contemplation du monde? Et, par là, à la beauté, qui nous ouvre au mystère de Dieu et dont Dostoïevsky pouvait dire que c'est elle qui "sauvera le monde"?
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