J'aime les moines. Depuis l'enfance, leur existence toujours m'a fasciné et même si, avec les années, j'ai appris à faire la part des choses, à désenchanter mes représentations de leur vie, je continue de penser qu'ils sont indispensables à la respiration de l'Eglise. J'aime me retrouver chez des Cisterciens, surtout, à Sénanque, à Lérins, à Hauterive, chez des Trappistes ou des Trappistines de chez nous et d'ailleurs : ils allient à la prière la rugueuse vocation de paysans, ce qui est mieux en phase avec ma nature que d'autres ordres plus intellos. A chacun son truc!
Or, quel est le ressort de la vie monastique sinon, comme son nom l'indique et pour faire un peu d'étymologie, la "solitude"? Même s'ils vivent en communauté, ce qui est le plus souvent le cas, les moines sont des solitaires, chacun s'avance vers Dieu, avec ses allers et ses retours, dans l'impartageable abîme de son coeur. Mais le grec monos, qu'on traduit donc par "seul", veut aussi dire "un, unifié" : la solitude ne serait pas heureuse si elle n'était un lieu d'unification intérieure. Je songe au frère Jean-Marc, la cinquantaine, né dans une banlieue de Marseille : il a tout du footballeur des rues, on dirait Zidane. Ce garçon accueille la vie qui va, ses handicaps - il est peu à peu privé de la vue - en l'unifiant dans le quotidien autour de la solitude monastique. Il travaille au potager, il prie "dans le secret" de son coeur et de sa cellule, il lit tant qu'il le peut encore ou écoute sur des cassettes des livres enregistrés, il partage offices et repas avec ses frères. Jean-Marc est pour moi un signe, au sens presque sacramentel de ce terme : un rappel adressé à l'Eglise entière et à chacun des baptisés, une manière de dire sans parler combien la quête de Dieu, qui est aussi quête de soi, suppose évidemment d'être seul avec soi, seul avec Dieu.
Je ne suis pas, je ne serai jamais moine. Mais, dans une vie plus extravertie que la leur, j'ai comme eux besoin d'être seul. Et je crois qu'il en va de même pour tout être humain, quel que soit son état de vie. Les partenaires d'un couple, par exemple, feraient bien de cultiver chacun son jardin secret. Sinon, comment l'autre, d'étranger qu'il est au départ, pourrait-il ne jamais cesser de devenir mystère? Et s'il cesse d'être un mystère, comment pourrait-on n'en pas être lassé au bout d'un temps? Il me semble que, souvent, les crises conjugales trouvent une part de leur origine dans l'incapacité des époux à rester seul avec soi. Et seul avec Dieu.
Ce vis-à-vis de soi et de Dieu, qui dans le meilleur des cas conduit à l'unification intérieure, commence par engendrer la peur. C'est que nous ne savons guère qui nous sommes - quand sont ôtés les fards et les paravents dont nous masquons nos vies afin d'être pris pour le personnage fantasmé. Une fois sorti du théâtre intérieur, que reste-t-il de moi? La solitude donne d'accéder peu à peu à la vérité de soi-même, et c'est souvent une découverte effrayée : derrière les meilleurs sentiments, on trouvera frustrations et rancunes, blessures reçues très loin dans l'enfance, qui nous rendent blessants. Failles. Désirs monstrueux, quelquefois. Sans le regard de Dieu sur notre vide, la solitude serait en effet désespérante. Placée sous ce regard, elle est une chance et un repos : O beata solitudo, sola beatitudo, osait chanter saint Bernard - en connaisseur qu'il était : "Ô bienheureuse solitude, seule béatitude!"
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