jeudi 5 juin 2014

Les deux voies, contraires et dangereuses, de l'évangélisation

A toutes les époques, les chrétiens se posent la même question : "Comment annoncer l'Evangile?" C'est normal : la nécessité s'impose à eux de transmettre la joie dont ils vivent. "Malheur à moi si je n'annonçais pas l'Evangile", s'écrie Paul (1Co 9, 16) et Jean, au début de sa Première Lettre, indique à ses correspondants que, s'il prend la peine de leur écrire, c'est pour que "sa joie soit parfaite" (1Jn 1, 4)  : nous lisons bien "sa" joie, non la leur d'abord. Celui qui a découvert la Bonne Nouvelle du Christ ne connaît pas la joie parfaite si cette joie n'est pas transmise.
Comment cette nécessité est-elle aujourd'hui recevable, aujourd'hui, je veux dire dans un monde pluriel, pluriculturel, pluricultuel? Comment ne pas être taxé de prosélytisme et, plus foncièrement, comment ne pas y succomber?
La question est sérieuse.
Elle suppose, me semble-t-il, de s'écarter de deux voies contraires mais également dangereuses l'une et l'autre.

La première est celle de "l'enfouissement", comme on disait quelquefois dans les années septante : ne disons rien, ne nous montrons pas, rayonnons intérieurement et, fatalement subjugué par un pareil témoignage silencieux, le monde autour de nous découvrira la joie du Christ. Je caricature à peine : ôtez-moi ces signes d'appartenance chrétienne, enlevez tout ce qui peut choquer les autres, taisez vos convictions - par exemple en matière éthique - si nous ne voulez pas être ringardisés, moqués ou vilipendés. Les grandes institutions catholiques elles-mêmes (ou ce qu'il en reste), par exemple les écoles, les mouvements de jeunesse, les hôpitaux, les syndicats, les partis politiques, se voient  ainsi priés de vivre  dans "l'enfouissement" et de ne plus rien exhiber de leur appartenance chrétienne, pour ne choquer personne. A force, évidemment, on devient invisible et l'annonce même de la Bonne Nouvelle disparaît de la sphère publique, de la place publique, de l'agora,  des rencontres de toutes sortes où il convient que les chrétiens disent leur parole au milieu de celle des autres. Cette injonction du "Taisons-nous", du "Cachons-nous", quelquefois du "Taisez-vous" et du "Cachez-vous" n'est pas conforme à la vocation baptismale, qui nous demande de devenir dans le monde des lieux de lumière et de témoigner, publiquement, de ce que nous sommes parce que nous l'avons reçu et que nous en vivons - parce que cela fait de nous des "Vivants".
La seconde attitude est celle de la provocation. Devenus des "va-t-en guerre", les chrétiens devraient, nous dit-on (sur notre droite), tirer sur tout ce qui bouge (mal), c'est-à-dire invectiver tout le monde pour sa mauvaise conduite : les autres religions parce qu'elles sont dans l'erreur; les autres confessions chrétiennes parce qu'elles ne sont pas, comme nous, aussi bien que nous, fidèles au Christ; les incroyants parce qu'ils sont immoraux (vieille question déjà posée chez Kant...), les laïcards parce qu'ils sont idéologues, etc. Dans cette optique, on se place au centre d'un cercle invisible mais bien réel où l'on prétend détenir la vérité, la seule, la vraie de vraie, puisque le "bon" Dieu est chez nous - ailleurs, ce sont des faux (dieux). Dans cette optique, on oublie que la vérité ne se détient pas, mais se cherche tous les jours, patiemment, dans la prière, l'étude et le dialogue. On oublie que la prétention incroyable à cette détention est profondément, définitivement perverse : elle conduit à l'arrogance, à la satisfaction de soi, à l'oubli de ses propres fautes morales (voir ce qu'on vient de découvrir en Irlande... sans commentaire!), au mépris d'autrui, et, un jour ou l'autre, fatalement, nécessairement, à la violence et aux guerres de religion. L'intégrisme n'est pas l'apanage de l'Islam : tous les monothéismes, hélas, sécrètent le leur comme un poison - le catholicisme romain ne manque pas du sien, aujourd'hui encore, il suffit de surfer sur certains sites cathos "restaurateurs" pour comprendre ce que l'ignorance et la bêtise peuvent engendrer de méchanceté.

Alors, entre les deux? Sur un difficile chemin de crête, conjoindre l'audace de l'annonce et le respect de l'autre, de sa différence. Récuser un monde aseptisé où aucune vérité religieuse ne pourrait trouver son expression publique (et en premier lieu dans les  institutions mandatées pour : écoles, hôpitaux, etc., voir la liste ci-dessus). Lui préférer un monde du débat pour lequel les politiques doivent avoir le courage - c'est leur  mission - d'ouvrir sans cesse des espaces (si c'est cela que signifie la "neutralité" de l'Etat, je signe des deux mains; si, en revanche, il s'agit de bannir ou de cacher toutes les expressions publiques de la foi, en ce compris ses expressions culturelles, alors je prétends que c'est une machine à défaire le lien social plutôt qu'à le construire.)

C'est difficile? Oh que oui! On ne sait jamais d'avance ce qu'est le respect d'autrui. On l'apprend, avec patience, en battant sa coulpe pour ses maladresses. Mais la véritable équation est là, dans ce paradoxe : c'est en cultivant son propre fonds, sa propre foi, sa propre tradition, en en voyant la complexité et la richesse, que l'on se rend capable d'ouverture à ceux qui sont plantés ailleurs, autrement. Je crois que c'est cela, cette attitude, qu'il faut appeler : la tolérance.
(Pour mémoire, j'ai écrit là-dessus un essai, il y a quelques années : Tolérance et Vérité. Il y a peut-être encore quelques bonnes idées à glaner dans ce vieux livre avant de le jeter...)

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