lundi 25 juin 2012

Hommage à Hector Bianciotti

Hommage prononcé lors des obsèques de Mr Hector Bianciotti, de l'Académie Française, à la demande de Mme Hélène Carrère d'Encausse, Secrétaire Perpétuel, le vendredi 22 juin 2012, en l'église Saint-Germain-des-Prés à Paris, par Mr l'Abbé Benoît Lobet, doyen d'Enghien (Belgique), en présence de S. Exc. Mgr Claude Dagens, de l'Académie Française, évêque d'Angoulême, de S. Exc. Mr Valéry Giscard d'Estaing, de l'Académie Française, ancien Président de la République Française, d'autres membres de l'Académie Française, de S. Exc. Mr l'Ambassadeur d'Argentine près la République Française et des nombreux amis du défunt rassemblés pour la circonstance.


Monseigneur,
Excellences,
Madame le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs de l'Académie Française,
Mesdames et Messieurs,
Frères et Soeurs,

     Sainte Hildegarde de Bingen, la moniale bénédictine allemande du XIIème siècle que le pape actuel a décidé d'agréger, en octobre prochain, au nombre des docteurs de l'Eglise Occidentale, avait des visions. Elle les a consignées dans plusieurs traités, dont le premier, le Scivias, rapporte qu'elle a vu l'être humain résumer en lui tous les Univers possibles, toutes les créations possibles, tous les mondes possibles, non comme une prise de pouvoir ou d'hégémonie, mais comme un lieu de rencontre et d'accueil. Ô Vous Dieu  - ainsi prie-t-elle -, Vous qui avez fait admirablement toutes choses, Vous avez couronné l'homme de la couronne d'or de l'intelligence; et Vous l'avez revêtu du vêtement superbe de la beauté visible, en le plaçant ainsi comme un prince, au-dessus de Vos ouvrages parfaits, que Vous avez disposés avec justice et bonté parmi Vos créatures. Depuis longtemps ces mots m'ont fait penser à Hector, qui en quelque sorte incarnait en lui tant d'Univers, géographiques ou culturels, et qui les incarnait avec la beauté d'un prince.
     Il me plaît de relever d'abord, puisqu'on a demandé à un prêtre de faire son éloge, combien il était beau, car c'est une qualité non seulement physique mais aussi morale que l'humanisme antique, grec en particulier, a léguée au christianisme, et que le christianisme souligne trop peu, retenu en cela sans doute par toutes sortes de craintes légitimes, mais qui n'ont plus ici et maintenant, en ce lieu et en ce moment précis, leur raison d'être, ce que la langue grecque appelle la kalokagathia, une beauté indissociable de la bonté. Hector était beau, "couronné de la couronne d'or de l'intelligence, revêtu du vêtement superbe de la beauté visible", pour reprendre les termes de la mystique allemande. En lui se rencontraient les mondes multiples des voyages et des horizons, des désirs et des accomplissements. La presse littéraire de ces deux dernières semaines l'a souligné suffisamment, et avec révérence : le premier monde était celui de son enfance, de ses parents, de son pays, l'Argentine et de son autre pays, venu d'avant lui, l'Italie et le Piémont; il y avait la Pampa, cette plaine qu'il ne retrouva jamais ailleurs - un jour, faisant retraite l'un et l'autre à l'Abbaye cistercienne du Mont-des-Cats, près de Lille, un matin plus précisément, après les Laudes et avant le petit-déjeuner, je lui avais montré ce que j'appelais fièrement "la plaine flamande". Réponse : "Vous n'avez jamais vu une plaine : ça, c'est une concrétion de montagnes mises à plat!" Le monde de son enfance, donc, et de sa terre, le monde des cultivateurs qui doivent beaucoup travailler pour gagner petit, un monde qu'on pourrait dire a priori peu enclin au cosmopolitisme, à l'universalité de la culture. Pourtant - et ce n'est pas le moindre paradoxe de sa vie - voilà le monde qui lui a tout appris, ou au moins, qui lui a donné envie de tout apprendre. Je suis ému de saluer ici les personnes de sa famille qui ont voulu, près de soixante ans après l'oncle tant regretté, traverser elles aussi l'Atlantique pour venir une dernière fois s'incliner devant lui. Nous le savons : plus qu'un pays, plus que les parents eux-mêmes, c'est l'enfance en vérité qui est le monde originel, la matrice d'un homme et d'une oeuvre. Ce monde-là, Hector, malgré tous ses voyages, ne l'a jamais quitté.
     Ses voyages! L'autre univers, en effet, fut celui, infiniment multiple chez Hector, de la transhumance : passer, d'ici à là, d'un pays à l'autre (à la France, tant rêvée, en particulier, bien entendu), d'une expérience à l'autre, passer avec des coups de gueule, des colères, des reniements définitifs et définitivement provisoires. Tous ceux qui s'intéressent un peu à Hector Bianciotti savent ses voyages, ses départs et ses arrivées. Mais connaissent-ils aussi ses désirs de fidélité? Ses arrêts, plus fréquents qu'on ne le croit, ses retours, constants, ses amitiés, jamais démenties?
     Car voici un troisième univers : celui des amitiés et des amours, quelquefois confondus, pas toujours, pas souvent. Plus éphémères en général, certaines amours ont néanmoins duré, et sont restées comme un point stable, fixe, dans l'univers changeant d'un homme qui ne comprenait guère que les seuils, et peu les intérieurs confortables où l'on s'installe. Aussi le mérite ne fut-il pas mince de celui qui, à travers toutes sortes de péripéties que l'on sait ou que l'on imagine, parvint à le retenir. Et jusqu'au bout s'inquiéta de lui. Certains anges, paraît-il, sont également des gardiens... Mais d'autres comptèrent aussi, infiniment. Je crois bien que je suis du nombre, comme beaucoup d'entre vous présents ici ce matin. Hector cultivait l'amitié comme le don le plus précieux de la vie.
     La littérature, l'autre univers encore, qui l'a façonné et nous l'a fait connaître, à la plupart d'entre nous, il y voyait en premier lieu le récit devenu possible de l'amitié, de l'estime. Ce n'est pas d'abord la langue qui l'a séduit, ou sa beauté formelle, mais la qualité de ceux qui ont écrit et qui, par le miracle du style, ont atteint à l'universel : Virginia Woolf, Paul Claudel, Paul Valery, Jorge-Luis Borges ou Ruben Dario, auteurs pour lesquels il a demandé à l'Eglise de prier, aujourd'hui, devant son cercueil, furent certes pour lui des modèles, mais d'abord des amis, des amis de phrases et de mots, des complices dans la capacité supérieure qu'offre la littérature d'appréhender le monde et de le restituer sur un mode plus humain. Et les auteurs contemporains, français en particulier, qu'il a encouragés à écrire, qu'il a publiés, ils n'étaient pas pour lui simplement de "jeunes talents", ils étaient des amis. Certains d'entre eux, j'ai vu comment il les accompagnait jusqu'au bout, jusqu'au bout du bout de la vie et de la mort, quand la mort frappait de jeunes hommes, ici à Paris, dans les années quatre-vingt-dix encore, parce que le Sida ravageait, autrement qu'ailleurs, les santés et les réputations, et mettait au jour des situations que d'aucuns voulaient taire, alors qu'il fallait les dire, car c'était la première manière d'aimer les gens qui en étaient victimes. Hector sut cela, d'emblée, d'instinct. Ceux qui l'accueillent aujourd'hui dans le Paradis sont d'abord ceux qu'il a veillés, ceux sur lesquels il a veillé.
     La littérature, qui était devenue toute sa vie, lui fit une maison, une maison noble, une maison neuve, malgré son grand âge : l'Académie Française. Fallait-il qu'il y fît candidature? Prétendant que j'étais en toutes choses son "père spirituel", il s'en était à l'époque inquiété auprès de moi, m'assurant qu'il s'en tiendrait strictement à mon point de vue - ce dont je ne croyais rien, bien entendu. De toute façon, je l'avais encouragé à se présenter, parce que cela me semblait bien : on peut être réservé sur les gloires, ou les glorioles humaines, il est des reconnaissances qui font signe, et si je parle en chrétien, je dirai : qui sont d'ordre sacramentel. Le parcours d'Hector méritait l'Académie. Et, osons le mot devant pareille assemblée, inversement : l'Académie méritait cet homme, auquel elle allait avec générosité offrir une famille, certes institutionnelle mais réelle, brillante à bien des moments, mais aussi présente aux temps plus difficiles de la maladie et de la déchéance, présente et fidèle. Et une institution n'est rien sans ceux - et celles - qui l'incarnent et, au quotidien, la rendent digne d'être ce qu'elle est.
     Hildegarde dit : "L'homme est un prince." Hector a été, pendant dix ou quinze ans, le Prince de Paris, de tous les dîners et les réceptions d'ambassade, de tous les cocktails, recevant tous les prix. Et il aimait ça. Et comme il avait raison! Etait-il dupe? Oh non! Il faut être bête comme ses pieds pour être dupe des honneurs, et pour reprendre le portrait tracé par notre mystique, il portait sur sa tête, invisible, "la couronne de l'intelligence." Et puis, il était au Christ et, par le Christ, débarrassé, au fond, de toutes les vanités. Les catégories héritées du XVIIIème siècle, celles de "croyant", "incroyant", "athée" ou encore "agnostique", lui faisaient des vêtements trop étroits et, à vrai dire, un peu désuets, car il était tout cela à la fois, comme chacun de nous, et heureusement. Ce que je sais, c'est qu'il aimait le Christ et qu'il voulait le suivre, et qu'il l'avait dit et écrit : dans Le Pas si lent de l'amour, écoutez la description du gisant de Sanmartino, à Naples, ce Christ mort sous le suaire de marbre, qui semble l'accueillir tandis qu'il arrive en Europe : "Dans le suaire fluide, le corps repose sur un matelas bordé qu'il creuse, ainsi que la tête creuse les deux coussins superposés. Ceux-ci - je regrette encore l'inconvenance du rapprochement - m'avaient rappelé les savants du Gulliver de Swift, qui se proposent d'attendrir le marbre pour en faire des oreillers.
"Calme, comme lorsque le vent cesse et que rien ne bouge dans le verger. Absent absolument, exclu même du sommeil, dehors. Ses lèvres sont closes, elles n'ont plus aucune parole pour nous. Il a tout dit. Il a accompli son oeuvre et il n'est pas monté au Ciel. Il n'a plus de royaume, et loin d'occuper de sa présence divine l'univers, le voici réduit à ce peu de monde mesuré à sa taille. Environné de silence. Mort. Il ne peut plus rien donner, même pas les douleurs qu'il a souffertes et nous a laissées en héritage pour que l'on prie le Père et, en leur nom, nous faire absoudre."
     Ces mots portent en eux, précisément, leur absolution, et ne réclament plus rien d'autre que le chant à la Mère aimée, la Vierge Marie, qu'il a toujours priée, dans les doutes et dans les effrois aussi bien que dans les révoltes. Hector a voulu ce Salve Regina au jour de ses obsèques. Mieux que tous les mots, il dira notre hommage, notre amitié et, plus encore, notre amour.
     A bientôt, Hector.

     Salve Regina...

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