vendredi 17 janvier 2020

Michel Serres et la transcendance

Le grand et magnifique philosophe français Michel Serres, né en 1930, est mort le 1er juin dernier, laissant une Œuvre considérable pour la vie intellectuelle et spirituelle. Ses réflexions de scientifique (il était avant tout un scientifique et un historien des "sciences dures", comme on dit) et aussi sa connaissance des communications contemporaines avaient fait de lui un penseur à la voix douce du Sud-Ouest, dont nous reconnaissions l'accent jusque dans ses textes.
J'ai beaucoup lu cet homme, je l'ai quelquefois rencontré. Je le redécouvre maintenant dans son dernier livre, posthume, un livre-testament où se donne à connaître, comme un fruit désirable, sa simple foi chrétienne, et son attachement à la transcendance. Aujourd'hui, pourtant, une transcendance bien décriée, comme nocive, comme arrogante, comme surplombante, que sais-je.
Je cite quelques lignes, pour donner le ton :


"La glu de la gloire colle le collectif, cristallise nos relations, relie. Gloire à lady Di ou à Johnny, stars ou vedettes de carton. Argent, sexe ou pouvoir, voilà quelques avatars des trois moteurs pour se lancer vers elle, but suprême. Chacun veut gagner, passer le premier, devenir plus puissant…, tous dans le réseau, recherchent la gloire à l'exclusion des autres, qui deviennent des rivaux. La toile des relations s'enflamme alors comme un terrain de bataille. La guerre de tous contre tous envahit l'ensemble des relations. A l'envi, tous désirent accéder au sommet d'un cône ou d'une pyramide. Se reconstruisent la hiérarchie et les drogues qu'instille la gloire d'où vient le malheur du monde. Plus d'amour, partant, plus de joie.
(…)
"Quand, remplacés soudain par le Médiateur qui vient de voir le jour, cette nuit, à Bethléem, dans une étable, et donc devenus inutiles pour les messages et les relations, les anges, intermédiaires ou médias, quittant la scène du monde, chantent si haut la louange de Dieu que l'intensité de l'onde musicale émanée d'eux accède à une altitude immense, celle qui sépare la terre, ici-bas, du Très-Haut des cieux, elle mesure exactement la distance infinie de l'immanent au transcendant, selon un axe vertical.
(…)
"Louons alors deux personnes. D'abord l'Absent de ce monde, indépendant de toute échelle, à la limite infinie de ses échelons vides. Ni prince ni puissant, si haut, cependant, qu'Il s'absente de ce monde. Quant à celui qui, présent dans ce monde et Messie incarné, descend de l'absent, louons-le aussi, puisque, au bas de l'échelle, il ne trouve pas de place dans l'hôtellerie, qu'il naquit dans la paille d'une étable entre un bœuf et un âne, et que, fuyant vers l'Egypte pour éviter l'assassinat, il ne sera pas compté dans le recensement; introuvable, dans les Annales, trop bas. Hors décompte, hors classe, il erre trois ans sans domicile fixe, entouré d'autres errants tirant des bords sur le lac en pêchant, d'adultères, de putains… Il finit entre deux larrons, lui-même condamné à un supplice infâme. Oui, louons celui-là, hors comparaison, hors échelon, au plus bas de la hiérarchie. Personne n'envie ni ne veut pour soi cette vie ratée.
Son monde n'est pas de nos Royaumes. Le Père règne au plus haut, Très Haut; le Fils gît au plus bas, très bas. Louons donc le Très-Haut et le très-bas, le même; louons cet Absent et ce présent, le même, tous deux nous invitant, trop loin de l'un et très proche de l'autre, à demeurer dans un réseau pacifié par ces deux écarts. Infiniment haut, infiniment bas : la louange relie ces deux infinis."


(M. SERRES, de l'Académie Française, Relire le relié, Paris, éd. Le Pommier, 2019, pp. 193-196, passim.)


Quelle leçon de théologie! Et comme on voudrait que ce fût ainsi, précisément ainsi, que nos communautés chrétiennes, appréhendent leur rapport au Dieu de Jésus-Christ!

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