mercredi 16 mars 2016

"Comprendre le malheur français"

C'est le titre du dernier livre en date, paru chez Stock, de l'excellent Marcel Gauchet, sociologue, historien de renommée internationale - l'un des grands et discrets intellectuels de l'Hexagone, et on se souvient de l'estime  que provoqua  en 1986 (j'étais alors l'un de ses étudiants) son ouvrage, paru chez Gallimard, intitulé Le Désenchantement du Monde. Une histoire politique du religieux. Il y montrait que ce "désenchantement" (Entsäuberung der Welt) prévu par Max Weber, en quelque sorte l'initiateur de la sociologie religieuse, c'est-à-dire la sécularisation ou la laïcisation de la société, s'accomplissait à partir de la doctrine chrétienne elle-même de la création, qui assigne au créé une légitime autonomie par rapport au créateur - au politique, une nécessaire autonomie par rapport au religieux.
Aujourd'hui, Gauchet nous parle de l'Europe et de la France - c'est-à-dire, aussi, un peu de nous : quand la France est grippée, l'Europe éternue.
Nous n'échapperons pas, dit-il, à une renégociation des accord fondateurs de l'Europe elle-même : le "brexit" ouvre une brèche dans laquelle beaucoup vont s'engouffrer des pays membres. Et, ajoute-t-il, c'est heureux : mieux vaut renégocier tout, et en douceur, que d'aller vers un effondrement brutal. Quel changement, tout de même! Quand j'avais dix-huit ans et terminais ma "rhéto", nous avions fait un séjour au Collège de l'Europe, à Bruges, et le Directeur de cet éminent établissement nous avait prophétisé que, bien vite, nous ne nous dirions plus "belges", "français", "italiens", etc., mais "européens", un peu comme les citoyens des USA se disent "américains" avant de se dire "texans" ou "californiens". Tu parles! Quarante ans (et des poussières) après, on se dit "flamand", "bruxellois", "wallon", "breton", "basque", "sicilien", et ainsi de suite! Il est par terre, le rêve de l'Europe, nous le voyons tous les jours dans l'incapacité des ses autorités à gérer ensemble, de concert, par exemple, l'accueil des réfugiés.
Gauchet n'est pas tendre non plus pour les politiques nationales ou régionales : la démocratie s'est plus qu'affaiblie partout, parce que l'alternance a partout perdu de son crédit. Qui pourrait dire, sérieusement, en France, que l'élection d'un nouveau Président de la République changera quelque chose à la situation économique, que ce Président soit de gauche, de droite ou du milieu? (J'ajoute que, chez nous, les gouvernements de coalitions, et de coalitions disparates selon les niveaux  ou les zones de pouvoirs, empêchent par leur formation même tout crédit possible encore donné à une alternance, évidemment). Or, l'alternance est le fondement même de la démocratie : en démocratie, il faut pouvoir un jour virer tout le monde et mettre à la place des "hommes nouveaux", comme on disait déjà dans la Rome ancienne. Gauchet fustige la "nomenklatura" politique de nos pays, une espèce de caste qui ne se renouvelle pratiquement pas, aux individus et aux idées finalement interchangeables et donc stériles, et qui s'interroge elle-même très peu sur son renouvellement effectif. Ce pourrait bien en effet être une cause prochaine de la disparition de la démocratie... à côté des résurgences nationalistes, des volontés d'isolement, de repli sur soi, etc.
Que faire?
Affirmer calmement, durablement, solidairement, les valeurs de "liberté, égalité, fraternité" pour tous : pour tous les peuples, pour toutes les religions, pour ceux qui n'en ont et n'en veulent aucune, pour toutes les minorités.
Redonner vigueur au débat public, refuser qu'il soit confisqué par les idéologues.
Faire parler chacune et chacun sur son bonheur et sur son malheur.
Et donc, apprendre à écouter l'autre, probablement d'abord avec son cœur plus même qu'avec ses oreilles...

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