jeudi 5 janvier 2017

La théologie comme "inquiétude" du politique

Ceux et celles qui suivent un peu ce blog savent que je m'intéresse aux rapports toujours délicats entre théologie(s) et politique.
Entre deux positions extrêmes, également porteuses de mort (et je pèse mes mots), il nous faut sans cesse négocier et trouver un type de relations porteuses de vie.
Quelles sont les deux positions mortifères?
La première, qui existe dans bien des pays musulmans aujourd'hui, mais qui a existé longtemps chez nous dans les régimes dits "de chrétienté" (la France monarchique des Valois et surtout des Bourbons, le Saint-Empire Romain Germanique dans ses incarnations d'Autriche-Hongrie ou autres, l'Empire Britannique ou l'Empire Russe, par exemple, et tout cela il n'y a pas si longtemps), la première, donc, consiste à légitimer le pouvoir politique dans la sphère religieuse. "Dieu" - ou ce qui en tient lieu : le Parti Communiste, en ex-URSS, a pu pendant des décennies constituer une alternative athée à ce système - fonde les décisions sacrées du Régime. De cela, la Révolution Française nous a affranchis, et nous pouvons espérer vivre dans des régimes politiques (en particulier, la démocratie) qui ne va plus chercher de légitimation religieuse : cela s'appelle la "sécularisation" ou, plus communément, la "laïcité". C'est une évolution heureuse de nos pays - par pitié, protégeons-la.
La seconde, qui existe chez nous, consiste en la tentation, souvent dénoncée sur ce blog, de réduire la religion à un phénomène "privé", qui ne concernerait que le for interne de chaque citoyen et ne devrait pas connaître d'expression publique. C'est une bêtise monumentale, ignorante autant que faire se peut de ce qu'est la religion ou "le religieux" dans toute société humaine : évidemment, une expression publique (et non seulement privée, les deux ne se raccordant pas toujours facilement), de la sacralité qui habite et, probablement, distingue du reste des espèces animales, les grands primates que nous sommes. Certes, la religion ne doit s'imposer à aucune conscience privée, mais son expression est et, dans de multiples formes,  restera, publique. A vouloir, du reste, refouler l'expression publique du religieux, on le réactive - voir la Russie de Mr Poutine, devenue ultra-orthodoxe en réaction à des années d'étouffement répressif du religieux. Sanguis christianorum, semen christianorum, disait déjà le vieux Tertullien : "Le sang des chrétiens est une semence de chrétiens", autrement dit : "Plus vous en persécuterez, plus il en poussera."
Les hommes et femmes politiques, qui ne sont pas tous complètement idiots (ceci s'appelle une "litote", et signifie donc que la plupart sont très intelligents, je le signale au cas improbable où, me lisant, chose encore plus improbable, certains des hommes et femmes politiques en question n'auraient pas compris ou auraient pris cela au premier degré), les hommes et femmes politiques, donc, commencent à entrevoir cette donnée dans leur stratégie. Tenez : en France, Monsieur Fillon a sans doute gagné la primaire de la droite en partie grâce à l'affirmation de son appartenance chrétienne, et même catholique, ce qui a déstabilisé Monsieur Juppé, son principal concurrent - l'argument religieux était en effet neuf, on n'aurait pas osé le sortir il y a seulement dix ans.
Retour du religieux? Sans aucun doute : ceux qui pensent à une configuration uniquement  "privée" du religieux en sont pour leurs frais, chez nous et partout dans le monde (la plupart des conflits ont, au moins pour une part, ce genre de motivation aujourd'hui sur la terre.)  Mais comment nos démocraties peuvent-elles, ou même doivent-elles, alors, se préoccuper du religieux?
Question immense. Je lis sous la plume de Vincent Delecroix, professeur à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales, à Paris, et auteur d'un récent Apocalypse du politique (DDB), les réactions suivantes, recueillies dans une interview qu'il accorde à "L'Observateur" du 22 décembre 2016 au 4 janvier 2017. Pour lui, il convient d'accueillir le théologique (la "parole sur Dieu", au sens étymologique) comme une contestation toujours nécessaire du politique, surtout quand ce théologique est monothéiste (judaïsme, christianisme, islam), et voici pourquoi : "Le christianisme constitue un point de rupture dans la manière de penser le rapport du théologique au politique, puisqu'il invente l'idée de séparer les deux avant de les réarticuler. (...) Le chrétien, au nom de son dogme, refuse de considérer l'empereur comme faisant l'objet d'un culte. Les premières persécutions seront du reste motivées par ce point. D'un seul coup, donc, judaïsme et christianisme - mais c'est aussi le cas de l'islam - vont produire une fracture entre le religieux et le politique, contre laquelle ils ne vont cesser de lutter en même temps. C'est bien l'autre figure, cette fois-ci parfaitement révolutionnaire, du théologico-politique. C'est celle qui intéresse aujourd'hui des philosophes de la gauche radicale, comme Slavoj Zirek, Alain Badiou et Giorgio Agamben qui, à la suite de Walter Benjamin ou Ernst Bloch, utilisent le texte biblique et évangélique et, notamment, la parole de saint Paul, pour penser la politique moderne et la démocratie. C'est une voie étroite, mais c'est l'une des plus stimulantes aujourd'hui. (...) Ils (les politiques) ont à gauche des réflexes de repli sur le laïcisme jacobin, à droite des réflexes de repli identitaire catholique. Mais à aucun moment ils n'imaginent que les rapports entre religion et politique peuvent fonctionner autrement, ni comment les convictions religieuses peuvent non pas fonder le politique - parce que c'est le désastre assuré - mais 'inquiéter' le politique, au bon sens du terme." (pp. 113-114)

     "Inquiéter" le politique : voilà un rapport qui me plaît, un objet décisif de la théologie aujourd'hui. Au boulot, les théologiens!

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