En relisant, encore une fois, l'épisode dit "des disciples d'Emmaüs" (Lc 24) que la liturgie propose ce dimanche à notre méditation, je suis intrigué par deux détails du texte.
Au début, d'abord, on n'y lit pas seulement que les disciples ne reconnaissent pas Jésus, mais que "leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître". Et je me demande : qu'est-ce qui les aveuglait? Et qu'est-ce qui nous aveugle? Qu'est-ce qui nous empêche de reconnaître aujourd'hui encore la présence du Ressuscité près de nous? Peut-être... d'abord la raison raisonnante, qui veut que pareille présence soit une fable, une illusion, un épouvantable manque de sérieux de la part de gens normalement constitués (comme me le disait un jour un journaliste de la RTBF, scientiste et franc-maçon : "C'est tout de même étrange, vous avez l'air à peu près intelligent, et vous croyez à des machins pareils"! - A quoi j'ai répondu, sur le même ton : "Ben oui, que voulez-vous, il est probable que je sois plus bête que je n'en ai l'air.")
Mais peut-être y a-t-il encore autre chose, de plus grave : nous sommes aveuglés aussi par nous-mêmes, et d'abord par nos tristesses. Les disciples d'Emmaüs sont tristes, désemparés, déçus, et on a l'impression que ces sentiments les submergent au point qu'ils noient leurs regards comme les pleurs noient leurs yeux, et brouillent aussi la vision de leur cœur. Or il faut que les larmes s'apaisent pour que le cœur apprenne à reconnaître la Présence...
Ce qui les aveugle est peut-être aussi la réalité telle qu'elle est, dans sa banalité : ils retournent chez eux, après l'expérience exaltante vécue en compagnie de Jésus, et rien n'est pire que la déception qui reconduit à la routine. La routine nous tue, nous aussi, elle a beau jeu de nous persuader qu'il n'y a rien derrière la morne répétition, chaque jour, des mêmes gestes, au travail, en famille, dans le ménage, elle nous fait dire :"A quoi bon?"
Tout cela opacifie notre regard, oui.
A l'autre bout du texte, l'autre détail, inverse : "Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent, mais lui disparut à leurs regards." Qu'est-ce qui a ouvert leur regard intérieur? On ne le dira jamais assez : le long compagnonnage avec les Ecritures, en lesquelles peu à peu s'est affirmée la Présence réelle du Ressuscité ("Qu'est-ce que ces vieux textes peuvent encore nous raconter?", me disait un jour une bonne copine. - "Ils racontent Dieu, ils en sont la Présence à nos côtés." Ou, souvent, à des funérailles ou à un mariage : "On ne pourrait pas remplacer la première lecture par un texte de Gibran ou de je ne sais qui? "- "Mais ce n'est pas l'Ecriture Sainte, ça ne raconte pas la même chose" : difficile à faire entendre, quelquefois.) Et, bien sûr, ce qui a illuminé leur regard intérieur, c'est la fraction du pain - l'eucharistie, le corps brisé, offert.
"Mais lui disparut à leurs regards." Et qu'ont-ils vu? Plus personne! Leurs yeux se sont ouverts pour ne plus voir personne! C'était leur intériorité qui avait été illuminée de la Présence, Présence à jamais présente, qu'on ne voit pas, qu'on n'a pas besoin de voir avec les yeux de chair.
Expérience de la Résurrection - notre expérience, si nous y consentons, tout entière ramassée là, dans ce texte de Luc.
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