samedi 26 décembre 2020

"L'homme naît pour commencer"

Dans son discours de Noël aux membres de la Curie romaine, le pape François a repris les propos de la philosophe et politologue juive  Hannah Arendt : "L'homme ne naît pas que pour mourir. Il naît pour commencer", et elle ajoutait que le mystère de l'Incarnation célébré à Noël en était sans doute la meilleure illustration.  

Noël, c'est en effet la célébration d'une naissance. Non pas seulement "l'anniversaire de Jésus", comme on dit naïvement et platement quand on n'a pas l'audace d'évoquer le mystère célébré. Noël, c'est la "naissance de Dieu en l'homme", comme le répète à n'en plus finir Maître Eckhart, qui fait écho aux meilleures intuitions de la mystique cistercienne. 

"Ce qui s'est passé une fois dans le sein de la Vierge Marie, la conception de Dieu et son enfantement, c'est cela qui se passe en chaque être humain qui s'ouvre à la présence de Dieu en lui, par la puissance fécondante de l'Esprit" : voilà ce que répètent ces auteurs médiévaux pour lesquels la vie spirituelle ( la vie, précisément, de l'Esprit Saint en l'être humain) est naissance perpétuelle de Dieu en notre terreau fragile et sombre, notre poussière d'humanité. 

Pascal, des siècles plus tard, le dira à sa façon dans ses Pensées : "L'homme passe infiniment l'homme", depuis cette naissance qui a reconnu, et anobli la dignité de cet être humain capax Dei, "capable de Dieu".

Nous voici à partir de Noël dans un perpétuel commencement que rien n'arrête jamais, pas même la mort corporelle, devenue simplement une étape de croissance. Oui, on voit bien à Noël que "l'homme naît pour commencer", et non pas simplement "pour mourir."

vendredi 25 décembre 2020

Ta lumière inaccessible envahit notre hiver...

 "Voici, la Vierge a enfanté

Et les oracles s'accomplissent.

Ton amour et ta vérité resplendissent.

Sous le voile de la chair

Ta lumière inaccessible envahit notre hiver!"

(Hymne du temps de Noël)


A chacune et chacun de vous, chers lecteurs de ce blog, un heureux et saint Noël!

mardi 22 décembre 2020

NOËL SUR TERRE

 Je ne résiste pas à la joie de vous partager ce texte que Bertrand Révillion vient de publier sur Facebook, et que je trouve admirable :


"NOËL SUR TERRE.

Une légende raconte qu'à force de se pencher au grand balcon du ciel pour mieux entendre les cris et les appels à l'aide des hommes, Dieu a basculé par-dessus la rambarde. Oui, Dieu est tombé. Il a fait une chute vertigineuse. Tout Dieu qu'il est, il s'est cassé la figure! 

Dieu est toujours imprudent! Il aurait pu se faire très mal, Dieu, en tombant de son trône céleste. Il s'est d'ailleurs fait mal, infiniment mal, mais pas à Noël, plutôt à la fin de l'histoire, vers le dernier chapitre de l'Evangile, lorsque des hommes en armes et en certitudes se sont avisés de le reconduire à la frontière. Car il était grand temps de le remettre en place : on n'avait jamais vu ça! Pensez donc, un Dieu qui déserte son ciel, qui débarque ainsi de nuit, sans crier gare, et qui vient frapper à la porte de l'humanité, sans y avoir été invité! Le panneau à l'entrée était pourtant clair : "Complet!"!

Mais Dieu a mis le pied en travers de la porte, il a joué des coudes, il a forcé le passage, la tête la première! Un Dieu nu, fragile comme un nouveau-né.

Heureusement qu'elle était là, Marie, pour accueillir l'immense dégringolade de Dieu. Car il aurait pu se briser la Sainte-Face en tombant sur les pierres sèches de nos coeurs endurcis. Mais Marie était là, Marie est toujours là, à veiller, à attendre et à "entendre". Elle a l'oreille absolue, Marie! Elle est sûrement musicienne, Marie! Dans le grand fracas du monde, elle a perçu le fin silence que Dieu faisait en tombant. Dieu fait toujours silence quand il tombe dans nos bras.

Alors Marie a fait son doux métier de mère. Elle a ouvert son corps et son coeur à Dieu qui tombait dans notre humanité. Et Dieu ne s'est pas brisé, il s'est reçu dans l'infinie douceur d'une femme. Il s'est laissé mettre au monde par la tendresse d'une femme, par le regard attendri d'un couple.

Noël? Un Dieu qui tombe...

Oui, qui tombe amoureux. Définitivement, irrémédiablement amoureux de notre humanité.

Noël? Un Dieu tombé du ciel!"


(c)  Bertrand Révillion

samedi 19 décembre 2020

Sur la Vierge Marie

 Il y a trois grandes icônes du remps de l'Avent : Isaïe le prophète, Jean le Baptiste et la Vierge Marie. Demain, quatrième et dernier dimanche de l'Avent, c'est cette dernière qui est mise en honneur avec le magnifique récit de l'annonciation (Lc 1, 26-38). Douze versets qui nous décrivent le consentement de celle par qui Dieu est né, en Jésus, de l'humanité - comme le dit en incidence un mot de Paul à Tite, "l'humanité de notre Dieu est alors apparue." (C'était la devise épiscopale du regretté Cardinal Danneels  : Apparuit humanitas Dei nostri.)

"Comment cela va-t-il se faire, dit Marie après avoir entendu l'annonce de l'ange Gabriel, puisque je suis vierge?" Oh, combien on a commenté cette réponse! Et souvent, notez-le, en prenant pour principale la proposition qu'en bonne grammaire, on appelle "subordonnée" - en l'occurrence, ici, causale, la proposition qui commence par "puisque". Ce qu'il faudrait pourtant remarquer, c'est que Marie ne doute pas que cela se fera, son consentement est déjà présent ici, elle accepte d'emblée ce désir de Dieu sur elle, et c'est cela que l'évangéliste met en exergue. Elle demande simplement une explication technique, signalant à l'ange un problème auquel les anges ne connaissent pas grand chose non plus : "Je suis vierge", lui dit-elle. On sait que les anges ne sont pas des experts en matière de sexualité, on s'est même demandé s'ils avaient un sexe, paraît-il, dans certaines discussions byzantines...

Entendons-nous : je veux bien croire, et je crois facilement, à la factualité de la virginité de Marie, mais elle n'a guère d'importance en soi, sauf à être soucieux de détails gynécologiques qui n'ont rien à nous apprendre ici. La virginité ici présentée comme une incise, sous forme subordonnée, donc, a une portée spirituelle d'abord : avec cette naissance de Dieu en l'homme, tout renaît à neuf, c'est un monde jeune et inédit qui va paraître. Cela, c'est beaucoup plus important que tout le reste! 

Cela, c'est l'incroyable espérance de Noël, qui pointe déjà, même avant la fête de la nativité, en cette fin du temps de l'Avent.

jeudi 17 décembre 2020

Réhabiliter l'interdit

 La crise sanitaire présente me semble comporter un problème de fond, que l'éthique précisément dite "fondamentale" a pour mission d'appréhender : la question de l'interdit. Ce qui agace un certain nombre de nos contemporains, c'est que l'Etat multiplie les interdits : de garder ouverts cafés et restaurants, de se promener après le couvre-feu, de multiplier les rencontres, etc... Nous sommes à peu près tous, en effet, des enfants de mai '68 et de slogans alors brandis comme autant de devises : "Il est interdit d'interdire..."

Or, l'interdit est nécessaire pour toute vie sociale. Songeons aux nobles et antiques interdits sans lesquels nous ne saurions vivre, et que Freud a intégrés dans l'apprentissage indispensable du "surmoi" : interdit du meurtre, interdit de l'inceste. Que se passerait-il, par exemple, si le meurtre n'était pas interdit? Nous serions immédiatement plongés dans une société violente en laquelle, la vengeance entraînant la vengeance, la vie ne serait tout simplement plus possible. 

Et voilà exposé le coeur du problème : la fonction de l'interdit, de l'inter-dictum, de cette parole dite entre les humains, c'est d'empêcher, certes, un comportement, mais de permettre quelque chose de plus grand. Ainsi le meurtre est-il empêché pour que la vie du plus grand nombre reste possible. Et ce qui est permis par l'interdit, en éthique fondamentale, porte un nom - c'est une "valeur", ce qui "vaut mieux". Convenons, en l'espèce, que la vie "vaut mieux" que la mort...

Rappelle-t-on assez ces éléments très simples d'une morale commune? Si nos gouvernants interdisent des comportements, c'est pour dire que la santé "vaut mieux" que la maladie, qu'elle est une valeur à préserver dans l'escarcelle du bien commun, et que cela "vaut bien", donc, de sacrifier quelques libertés de façon temporaire. Même s'il en coûte, des points de vue sociologique, économique, psychologique.

Souvenons-nous du précepte chinois (on m'a toujours dit qu'il était chinois, je n'ai jamais vérifié.) : "Si, de ton doigt, tu montres la lune à un imbécile, l'imbécile regardera ton doigt!" La lune, c'est la valeur morale. Le doigt, c'est l'interdit. 

C'est pourtant simple, non?

dimanche 13 décembre 2020

"Ni la peste qui rôde dans le noir..."

 A Complies, ce soir, le magnifique psaume 90 : "Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui frappe au grand jour, ni la peste qui rôde dans le noir..."  Non, n'aie pas peur : "Au pire, comme me disait il y a bien longtemps un ami Libanais, plus fataliste que moi, évidemment, quand je lui décrivais mes petites misères de santé, au pire, oui, tu meurs, tu vas au Ciel et tu vois Dieu..." J'ai souvent repensé  à ce mot de Tony, qui m'a toujours remis à ma place et relativisé mes peurs : "Au pire, tu vois Dieu..."

Bien sûr, la situation est complexe, et pour dire ce que je pense au plus intime, nous ne reviendrons à une normalité relative qu'au printemps. Avant, c'est la guerre sans armistice contre ce virus qui non seulement fait mourir - dans cette deuxième vague, j'ai compté plus de dix personnes proches qui sont parties à cause de lui - mais surtout affecte le personnel soignant. Dans ma famille, beaucoup de petits-cousins sont soignants, infirmiers ou infirmières - ils travaillent des septante heures par semaine, sans relâche depuis le mois de mars, sont au bord d'un "burn-out" constamment, ont des enfants  à nourrir et à protéger, vont au boulot la peur au ventre, sont payés des clopinettes, se voient interdire de prendre des congés que l'on convertit en heures supplémentaires taxées à 70%... Et nous ne serions pas solidaires? Et nous voudrions à toutes fins avoir "nos messes", auxquelles "nous aurions droit"??? La messe, un "droit"? C'est nouveau, ça, ça vient de sortir... 

Ici, à la Cathédrale de Bruxelles, j'ai décidé que malgré le timide - et stupide - élargissement offert aux cultes par le Gouvernement, la messe ne serait pas célébrée avant une révision complète des mesures imposées. Quinze personnes, nous permet-on, pour une assemblée eucharistique, qu'elle ait lieu dans cette magnifique Cathédrale qui peut en accueillir des milliers, ou dans mon église natale, et également magnifique, de Solre-Saint Géry, en campagne hennuyère, qui peut en contenir une quarantaine. Alors, si c'est comme ça, je ne ne trouve pas l'ombre d'un critère de sélection : les quinze plus gros? Les quinze plus moches? Les quinze plus jeunes? Les quinze premiers arrivés? Premiers inscrits? Ridicule.

Ici, à la Cathédrale, chacun peut entrer, se recueillir devant les crèches du monde entier qui sont exposées, s'asseoir à bonne distance pour prier, écouter la musique diffusée et quelquefois jouée en life aux grande orgues par nos organistes, rencontrer un prêtre masqué et se confier ou se confesser à lui, déposer ses offrandes de solidarité avec les plus fragiles de nos paroisses... Nous n'irons pas plus loin, et cela me semble déjà beaucoup, tant que l'épidémie présente nous imposera des mesures sanitaires de restriction.

J'aime la messe. Je la célèbre tous les jours, à midi, dans la petite sacristie dite ici "de l'archevêque", avec un seul fidèle de la Cathédrale - toujours le même, et je la célèbre à toutes les intentions que l'on me confie. Je retrouve ainsi une dimension trop oubliée sans doute de la célébration, celle de l'intercession, même et surtout en l'absence physique des fidèles chrétiens. Ils sont présents, autrement. Vous êtes présents, tous, autrement, et peut-être même, plus intensément.

vendredi 11 décembre 2020

Gaudete!

 La tonalité majeure des lectures de ce troisième dimanche de l'Avent est celle de la joie! Gaudete!, chantait autrefois l'antienne d'ouverture, "réjouissez-vous!" Et du reste, l'ornement du prêtre ou de l'évêque est, comme à la mi-carême, un ornement... rose. J'ai quelquefois osé le porter, à Enghien, où il y en a un magnifique, tout en précisant d'emblée à l'assemblée que ce n'était pas un énorme bonbon rose qui se promenait dans le choeur de l'église...

La joie, donc. Quelle audace de continuer à évoquer  cette liturgie en une fin d'année où tout, ou presque, nous invite à la tristesse : on n'aura pas de Noël familial, l'épidémie a fait et fait encore des ravages meurtriers, il n'y aura pas de "messes de minuit", beaucoup de commerces vont vers la faillite, etc., etc. Vraiment, direz-vous, comment ose-t-on parler de "joie"?

Cela dépend de quelle joie on parle. S'il s'agit de rigoler à gorge déployée parce que nos greniers sont remplis de biens matériels, ou même de chaleur domestique, et nos yeux des "illuminations" de Noël, alors en effet, non : pas de quoi rire. Mais si la joie était autre chose? Non pas l'absence de la privation, voire même de la souffrance, mais leur traversée? Car la joie de Noël est déjà, si j'ose cette audace liturgique, la joie de Pâques - mettons qu'elle est adossée à la joie de Pâques. On  ne fêterait pas la naissance du Sauveur, on ne l'attendrait pas avec l'impatience prophétique du Baptiste ou le frémissement des entrailles de la Vierge enceinte, précisément s'il n'était pas "le Sauveur", Celui qui vient pour nous sauver, pour nous accompagner des ténèbres à la lumière. C'est cette joie-là qui illumine le berceau de Noël, et pas simplement la venue au monde d'un nouveau-né.

Des ténèbres, nous en traverserons toujours. Quand cette épidémie-ci sera terminée, ou calmée, d'autres souffrances subsisteront, qu'aujourd'hui nous méconnaissons ou avons oubliées : celles de la faim, de la guerre, des injustices sociales, du racisme, de la bêtise humaine qui tue l'autre par jalousie, par appât du gain, par idéologie, tout ce que vous voulez. Et d'autres épidémies suivront, bien sûr, et nous continuerons à être malades et à mourir, à tout âge, et de trente-six façons. Le Mal, et son mystère, resteront toujours la première énigme de ce que Malraux appelait "la condition humaine." Mais depuis la survenue dans le temps des hommes de "Celui qui devait venir", Dieu même le Créateur devenu l'un de nous pour nous conduire à Lui, alors le Mal est vaincu comme il le sera de façon décisive dans la Résurrection après son apparente victoire sur la Croix - l'ombre de la crèche. C'est l'Amour qui est victorieux, et voilà ce qu'entrevoit dans l'Enfant la solennité de Noël, et voilà la source de la joie, de la vraie joie.

Oui, Gaudete! "Réjouissez-vous!"

mardi 8 décembre 2020

"L'Immaculée Conception" : Marie, la "cadette du genre humain"

 Marie, conçue sans péché... Aujourd'hui, dans l'Eglise catholique, nous fêtons cette solennité, qui n'a donc rien à voir avec la virginité de Marie, mais avec sa conception : en elle, le "péché originel" n'a eu aucune prise, elle est, depuis sa conception, depuis qu'elle existe comme créature humaine,  absolument sans péché, elle annonce par cet état la victoire absolue du Christ sur toute forme de mal.

La plus belle page que je connaisse là-dessus est de Bernanos, dans le Journal d'un Curé de Campagne, et c'est le vieux curé de Torcy qui s'y exprime ainsi en s'adressant à son jeune confrère :

"Mais remarque bien maintenant, petit : la Sainte Vierge n'a eu ni triomphe ni miracles. Son fils n'a pas permis que la gloire humaine l'effleurât, même du plus fin bout de sa grande aile sauvage. Personne n'a vécu, n'a souffert, n'est mort aussi simplement et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignité. Car enfin, elle était née sans péché, quelle solitude étonnante! Une source si pure, si limpide, si limpide et si pure, qu'elle ne pouvait même pas y voir refléter sa propre image, faite pour la seule joie du Père - ô solitude sacrée! Les antiques démons familiers de l'homme, maîtres et serviteurs tout ensemble, les terribles patriarches qui ont guidé les premiers pas d'Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et l'Orgueil, tu les vois qui regardent de loin cette créature miraculeuse placée hors de leur atteinte, invulnérable et désarmée. Certes, notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l'enfance émeut toujours ses entrailles, l'ignorance des petits lui fait baisser les yeux - ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses! Mais ce n'est que l'ignorance, après tout. La Vierge était l'Innocence. Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine? Oh! naturellement, elle déteste le péché, mais enfin, elle n'a de lui nulle expérience, cette expérience qui n'a pas manqué aux plus grands saints, au saint d'Assise lui-même, tout séraphique qu'il est. Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d'enfant  qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir sur soi ce regard qui n'est pas tout à fait celui de l'indulgence - car l'indulgence ne va pas sans quelque expérience amère - mais de la tendre compassion, de la surprise douloureuse, d'on ne sait quel sentiment encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché, plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce, Mère des grâces, la cadette du genre humain." (G. BERNANOS, Journal d'un Curé de Campagne, in Oeuvres romanesques, Gallimard, Pléiade, 1992, pp. 1193-1194)

vendredi 4 décembre 2020

Il faudrait se rendre à Colmar...

 A Colmar, au musée Unterlinden, se trouve l'un des chefs-d'oeuvre de l'humanité :le retable dit d'Issenheim, peint par Matthias Grünewald, au début du XVIème siècle. Le "mal des ardents" brûle alors la population pauvre, à cause de céréales mal cultivées et nocives - les paysans ont des membres gangrenés, les extrémités des doigts et des pieds les font se tordre de douleur, c'est une épidémie sans vraie solution sanitaire. Au couvent tenu par les Antonins, disciples de saint Antoine du désert, on accueille ces malades, et on ne leur offre pas un vaccin (inexistant), mais un polyptique, dont le tableau central représente le Christ en Croix : c'est le fameux polyptique d'Issenheim, demandé au peintre Matthias Grünewald. 

Voyons le tableau central. Le fond en est on ne peut plus sombre, plus noir - toute lumière en a disparu. C'est la nuit. C'est la crucifixion de l'amour, d'un Christ marqué par les plaies de ceux qui le regardent, ces malades aux stigmates, les doigts déjà presque détachés de la main et du corps. Mais le plus remarquable, c'est ce qui se passe au pied de la croix : à gauche, certes, Marie, la mère de Jésus, comme dans toute l'iconographie traditionnelle, est soutenue par saint Jean. Mais à droite se trouve un personnage anachronique : Jean le Baptiste, qui, historiquement, était mort depuis belle lurette quand Jésus fut mis en croix. De sa dextre, il montre le Christ, comme les Evangiles nous disent qu'il l'a toujours fait; dans sa main gauche, le livre ouvert des Ecritures : voilà où vous pourrez rencontrer Celui que je vous présente comme "l'agneau de Dieu qui enlève le péché - et le mal - du monde". Du reste, un petit agneau, à ses côtés, confirme la chose...

Deuxième dimanche de l'Avent : nous lisons encore saint Marc et la présentation qu'il fait, précisément, du Baptiste, de son baptême de conversion qui annonce l'autre, le baptême de sang et de feu, d'immersion complète dans les plaies de Jésus, le baptême chrétien. 

Nous portons désormais avec Lui, le crucifié, les plaies du monde en même temps que les nôtres. Jean le Baptiste ne se désigne jamais lui-même - beau signe du véritable apôtre, il ne se montre pas lui-même, mais disparaît ("Il faut que lui grandisse et que moi, je diminue"... vraie devise du prêtre, du prédicateur, de l'évêque, de tous ceux qui auraient tendance, ou envie, au nom de leur mission, de se mettre en avant...) Comme le Baptiste, nous annonçons la conversion nécessaire pour rencontrer non pas seulement un purificateur, mais un Sauveur - tout autre chose! Quelqu'un qui, venant de Dieu et nous faisant retourner à Dieu avec lui - nous guérit entièrement de nos plaies physiques et spirituelles.

Deuxième dimanche de l'Avent  : Jean le Baptiste nous initie doucement à la vie chrétienne, au mystère du Christ Sauveur, il nous le désigne. Il faudrait se rendre à Colmar, aujourd'hui et ce week-end, et passer des heures, en ce temps de pandémie, devant le retable d'Issenheim - c'est impossible.

Alors, un reportage?


mercredi 2 décembre 2020

Ruusbroec l'admirable : "Se réjouir au-dessus du temps"...

 Aujourd'hui 2 décembre j'ai célébré (privément, hélas) la mémoire liturgique du Bienheureux Ruusbroec l'admirable, mystique bruxellois du XIVème siècle (1293-1381) qui fut chanoine et chapelain de Sainte-Gudule... en quelque sorte donc l'un de mes prédécesseurs! Je croise son portrait chaque fois que, du déambulatoire de cette église devenue cathédrale, j'entre dans la sacristie. Comme son culte est limité à son diocèse (il est "béatifié" mais non - encore?- canonisé), je n'avais jamais eu cette occasion. Mais je fréquente ses textes depuis longtemps, en particulier dans la plus récente des traductions, celle du regretté dom Louf, ancien père-abbé du Mont-des-Cats (publiée dans la collection "spiritualité occidentale", aux éditions de l'Abbaye de Bellefontaine). En particulier me réjouit la dernière longue méditation de Ruusbroec, intitulée "Les Douze Béguines" - douze femmes consacrées à Dieu et qui souvent se plaignent des tourments nécessaires de la vie spirituelle. 

Le XIXème siècle l'a en quelque sorte redécouvert, par exemple l'écrivain français Joris-Karl Huysmans, récemment édité en Pléiade, et qui en exergue de son roman "A rebours" fait paraître cette citation de l'Admirable : "Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps!" 

Quel programme, et combien il peut inspirer notre expérience présente - une pandémie vécue dans le temps de l'Avent, temps de vigilance et, précisément, de joie.