lundi 27 mai 2019

Démocratie : pas seulement des "majorités"

L'électeur a donc parlé, et, dans une démocratie, il convient évidemment de tenir compte, sinon de "la" majorité (qui n'existe pas chez nous, vu la répartition proportionnelle des sièges), au moins "des" majorités possibles - c'est ce qui attend nos hommes et femmes politiques dans les longues négociations à venir, pour former des gouvernements stables, fédéral, régionaux, communautaires.
Mais il ne faut pas oublier, me semble-t-il, que la démocratie ce n'est pas que l'addition possible de sièges acquis pour former des majorités. C'est aussi le respect d'un certain nombre de valeurs hors lesquelles il n'y a pas de… démocratie : le refus de l'exclusion, la tolérance religieuse, le refus de toutes les xénophobies et de tous les racismes, l'accueil des étrangers, une certaine ouverture des frontières, la liberté de l'enseignement, etc., etc. Ces valeurs sont codifiées dans des chartes internationales issues de la dernière guerre (la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, la Convention Européenne des Droits de l'Homme, par exemple); elles remontent, finalement, à travers des relais comme la Révolution Française,  aux préceptes dits du "Droit naturel" - égalité entre eux de tous les êtres humains, interdiction du meurtre, du mensonge, etc.-, préceptes communs à la philosophie grecque (pensons, par exemple, à ce que véhiculent les grandes tragédies d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide) et au Décalogue judéo-chrétien. Très certainement faut-il leur adjoindre aujourd'hui l'impérieuse nécessité de respecter l'environnement, de protéger la terre et la diversité des espèces qui y évoluent, de sauvegarder autant que faire se peut un climat convenable pour tous les êtres, humains, animaux et végétaux, qui y vivent.  Cela, c'est le bien.
Et même si une majorité de citoyens voulait le mal (ce qui, j'en suis sûr, est loin d'être le cas),  le mal resterait le mal et il ne serait jamais acceptable. J'espère que tous les négociateurs du pays vont s'en souvenir...

lundi 20 mai 2019

Viatique

Revu Jacques ce midi. Jacques, qui a passé toute sa vie au service des autres, est en train de mourir, finalement vaincu par le cancer qu'il aura combattu durant des années. Comme les autres fois, Jacques avait demandé la communion eucharistique, et c'est le seul aliment qu'il puisse encore absorber. L'eucharistie, en viatique - littéralement, "pour le voyage", pour le grand et au fond seul voyage de nos vies.
Je suis ému aux larmes à la pensée de cette foi si droite, si simple, si juste : pour le voyage, donne-moi le Corps de Jésus. C'est la foi d'un… premier communiant!
Je songeais aux vers de Marie Noël, dans ses Chants d'arrière-saison (Œuvre poétique, p. 514-515), au poème précisément intitulé "Viatique" :


"O vous qui me donnez à boire,
Il est trop tard. Je ne bois plus.
Pain et vin sont en la mémoire
De ma chair à jamais perdus.
(…)
Que faites-vous, toutes mains vaines,
Au bord blême de ce proscrit?
Que tentez-vous, ô toutes peines?...
Allez me chercher Jésus-Christ!
Allez dans le Pain qu'Il habite
Me chercher Jésus-Christ. Allez!
Dans mon flanc qui s'épuise, vite,
Jetez-le comme un grain de blé.
(…)
Chair avec chair anéantie
Dans la fosse aux ventres errants,
Jetez ce soir, jetez l'Hostie
Aux ordures en ce mourant.
(…)
Jetez, engloutie en ma perte,
Dans la béante obscurité
De ma dernière bouche ouverte,
La semence d'éternité."



lundi 6 mai 2019

Plaidoyer pour une étudiante...

L'une de mes étudiantes est musulmane. Elle est mariée à un Palestinien arabe et musulman, professeur à Jérusalem dans l'enseignement spécialisé. Elle n'a eu jusqu'ici que des visas provisoires et renouvelables pour aller vivre avec son mari, situation d'autant plus difficile qu'elle va bientôt accoucher et qu'on lui refuse un visa définitif - elle avait pensé que tout cela serait réglé à la fin de l'année académique mais ces tracasseries administratives traduisent dans le concret les difficultés que l'Etat d'Israël fait de plus en plus pour certaines situations qu'il juge inacceptables  sur son sol…
Cette jeune femme est une étudiante brillante, qui se perfectionne en hébreu (biblique et actuel) et en arabe. Née en Belgique d'une famille "indifférente à la religion", comme elle le dit, elle a trouvé sa place dans le monde musulman le plus érudit, cultivé, raffiné, même -  et j'en suis vraiment heureux pour elle. Elle est passionnée de spiritualité et approfondit (notamment à travers mes quelques leçons) la spiritualité catholique occidentale. Elle est heureuse, dit-elle, de pouvoir vivre à Jérusalem, à côté de la vieille Ville, dans un endroit où elle entend en même temps sonner les cloches et retentir l'appel du muezzin…
Nous devons vraiment nous désencombrer des images pitoyables qui peuplent notre imaginaire lorsque nous réfléchissons à l'Islam, et au dialogue que nous pouvons avoir avec lui, comme chrétiens. Je plaide intimement et publiquement pour elle, pour que son enfant puisse naître en toute quiétude à Jérusalem, et qu'elle puisse vivre là-bas en paix avec lui et son mari… en continuant à mettre son intelligence au service de ce dialogue indispensable!

dimanche 5 mai 2019

Eloge d'une pauvreté inattendue

Tout à la joie d'un avant-midi festif, où j'ai présidé à Bassilly et à Enghien de remarquables célébrations (de premières communions, de baptêmes - dont l'un suivi d'une confirmation), etc., et à la joie vraiment quand je constate le sérieux avec lequel ces célébrations ont été préparées, aussi bien du point de vue catéchétique que liturgique, je me suis remis cet après-midi à préparer ma leçon de demain à Louvain. Elle va porter sur Dom André Louf, l'ancien Abbé du Mont-des-Cats, mort en 2010 et dont j'ai relu, pour l'occasion - je n'avais fait jusqu'ici que le parcourir - le troisième tome des "Méditations à Sainte Lioba" publiées par Salvator, l'an dernier, sous le beau titre : "La Liturgie du Cœur". Beaucoup, beaucoup de choses dans ces pages qui font mieux connaître le grand spirituel que fut André Louf - je veux dire, qui font aller au cœur de sa spiritualité, tout entière de la grâce.
Ainsi, cette méditation sur la pauvreté : elle n'est pas toujours, comme attitude du cœur, ce que nous en pensons spontanément. Même quand on a essayé, et essayé vraiment, par exemple dans la vie monastique, de se détacher de tout, de n'avoir rien à soi, on peut, dit-il, encore louper la pauvreté, c'est-à-dire, "en être riche", la revendiquer, surtout si elle a été, donc, une pauvreté volontaire, la revendiquer comme un pouvoir.
"Peut-être, écrit-il avec sous sa plume des accents bernanosiens - on est en 2004 - est-ce là notre première pauvreté : constater que nous ne le sommes pas autant que nous l'aurions voulu, et que d'autres que nous ont davantage le droit de porter le beau nom de 'pauvres'. (…) Au moins, et c'est là quand même une chance, ne risquons-nous pas de nous glorifier de notre pauvreté. Car on pourrait aussi être propriétaire de sa pauvreté, riche de sa misère, sans le savoir. Une pauvreté qu'on aurait construite par soi-même, consciencieusement programmée, et parfois discrètement mais subtilement exposée aux regards des autres; une pauvreté qui se ferait même accusatrice et juge de tous les riches radicalement mauvais…" (La Liturgie du Cœur, p. 222)
Bien sûr, Dom Louf était pauvre, comme tous les moines, n'ayant rien à lui, et plus encore dans cette dernière partie de sa vie durant laquelle il était ermite et retiré de tout. Mais la question, on l'aura compris, n'est pas économique; elle est spirituelle : de quoi sommes-nous "propriétaires" - de nos fonctions, de nos titres, de nos rangs, de nos pouvoirs, de nos exemplarités, des codes de bonne conduite que nous prétendons donner, de nos leçons de morale, de… nous-mêmes, finalement? Etre détaché de tout, c'est être détaché de soi. En nous, c'est vraiment, c'est uniquement, l'œuvre de Dieu, le travail de l'Esprit Saint.

vendredi 3 mai 2019

Fatigue pastorale, retour aux classiques...

Quand je suis fatigué, je reprends mes classiques.
Aujourd'hui, j'avais des raisons d'être fatigué, percevant la mauvaise volonté de certains groupes qui croient (surtout en matière de finances) détenir sur tout la vérité révélée et le fin mot du bien commun. Or mon rôle n'est pas d'imposer telle ou telle solution, mais de mettre tout le monde d'accord, parce qu'il  consiste à veiller sans cesse, et dans tous les domaines (y compris, peut-être surtout) matériels,  à la communion ecclésiale. Je pense souvent que, quand on est d'accord sur les finances et leurs attributions dans une paroisse, on est d'accord sur tout, et même sur toute la doctrine - mais là, j'exagère peut-être!
Or donc, agacé - c'est le moins -  par ces sempiternelles et prétendues querelles d'intérêt particuliers et partisans, je relisais Aristote. En particulier ai-je rouvert la Constitution d'Athènes, où le grand philosophe rapporte les étapes et les soubresauts de ce qui fit de la Capitale grecque, au VIème siècle avant notre ère, le berceau de la démocratie.
Et voici ce qu'il dit de l'œuvre et de l'attitude de Solon, qui finit par foutre le camp :


"Quand Solon eut réglé la Constitution ainsi que je l'ai dit, comme on le tourmentait en venant soit le critiquer soit l'interroger sur ses lois et qu'il ne voulait ni les changer ni rester pour se faire détester, il fit un voyage en Egypte, à la fois pour affaires et par curiosité, en disant qu'il ne reviendrait pas avant dix ans; ce qui était juste, à son avis, ce n'était pas qu'il restât pour interpréter ses lois, mais que chacun fît ce qui était écrit. En même temps il arrivait que beaucoup de nobles lui étaient devenus hostiles à cause de l'abolition des dettes et que les deux partis avaient changé d'opinion à son égard, parce que l'Etat institué par lui était contraire à leur attente. En effet le parti démocratique avait cru qu'il procéderait à un nouveau partage général, et les nobles qu'il laisserait subsister la même organisation ou la changerait peu. Mais lui s'était opposé aux deux partis et, alors qu'il pouvait devenir chef en s'alliant à celui qu'il voudrait, il préféra se faire détester de tous deux en sauvant sa patrie et en lui donnant les lois les meilleures." (ARISTOTE, Constitution d'Athènes, XI, 1-2, trad. G. Mathieu et B. Haussoulier, Belles Lettres, 1972, p. 10)


Qu'il s'agisse de mes petits différends pastoraux ou de la survenue prochaine d'échéances électorales, le cher vieil Aristote, quand il relate les aléas des tentatives démocratiques, n'a pas pris une ride…