lundi 18 novembre 2024

La légende de l'oignon

 Dans Les frères Karamazov du grand Dostoïevsky se niche un petit trésor de vie spirituelle et simplement humaine : la légende de l'oignon. Une femme très méchante, dit cette légende, mourut sans repentir - elle avait passé sa vie à faire du mal à tout le monde et à dire du mal de tout le monde! Elle fut donc engloutie dans le lac de feu de l'enfer! Mais son ange gardien plaida sa cause et il lui fut demandé de chercher dans la vie de cette méchante femme une action, une seule action, qui ait été bonne. Le bon ange finalement trouva : un jour, cette femme avait donné un oignon à une pauvresse, une mendiante qui avait faim. Bon, ce n'était pas énorme, non! Mais Dieu dit à l'ange de prendre cet oignon et d'y suspendre la femme pour la tirer, grâce à lui, du lac de feu. Ce qui fut fait : et la femme monta, doucement. Mais voilà que d'autres damnés s'agrippèrent à elle pour monter avec elle. Alors, méchamment - rappelons qu'elle avait toujours été méchante! - elle les repoussa avec ses pieds en disant : "C'est mon oignon, pas le vôtre!"  Et, à l'instant même, bien sûr, l'oignon de brisa et elle retomba dans le lac de feu!

Je me souvenais aujourd'hui de cette légende en lisant... le Journal. D'abord, j'y renouvelle ma foi en une vraie transcendance, non pas une idée de transcendance, non pas une invention humaine, mais une véritable puissance de vie et d'amour qui nous veut, chacune et chacun de nous, qui nous connaît et qui nous aime, comme elle aime l'entière humanité. Cette puissance - Dieu - est volonté de salut et de vie. Et heureusement car, laissé à ses seules forces, l'être humaine barbote dans son impuissance à se sauver. Je suis horrifié par la bêtise récurrente des bipèdes que nous sommes, par notre abrutissement, incapables de faire la paix, de vouloir vraiment la justice, bref incapables de nous tirer - de nous sauver, oui! - de nos égoïsmes mortifères. Le salut heureusement vient d'ailleurs, il sollicite notre collaboration, sans aucun doute, mais nous ne sommes pas par nous-mêmes capables de l'imaginer. Oui, dans ce sens, et comme je le partageais samedi après-midi avec une vingtaine de catéchumènes, j'ose dire que "Je crois en Dieu".

Cette puissance de salut vient à bout de notre méchanceté, car elle est capable de rappeler d'entre nos pauvres mesquineries une bonne action, une seule, repérable sans doute seulement par un regard de bonté qui est précisément divin. Un oignon... pas grand'chose, évidemment, mais suffisant pourtant aux yeux de l'amour, de cet amour-là.

Et nous serons sauvés par la grâce de cet amour qui nous nous fait nous agripper à ce reste de bonté en nous. 

Mais... nous ne serons sauvés qu'ensemble. Même nos pâles bonnes actions ne sont pas nôtres, ne sont pas de nous-mêmes ni seulement pour nous-mêmes! Et tant mieux si tous les damnés de la terre s'y agrippent!

Vaincre la méchanceté de nos coeurs, jusque là! 


jeudi 7 novembre 2024

"Sur la démocratie en Amérique"

 On connaît l'ouvrage de Tocqueville... Evidemment, le vote d'avant-hier chez nos amis d'Outre-Atlantique relance la question de la démocratie. Celle-ci consiste-t-elle seulement en l'addition de votes majoritaires qui l'emportent sur les autres? A l'évidence, non. Sinon, la majorité aurait raison de porter au pouvoir des dictateurs (ce fut le cas, en Allemagne, dans les années 1930, ne l'oublions jamais!)

En réalité, la démocratie suppose le respect de valeurs qui ne sont pas soumises à l'arbitrage démocratique. Parmi celles-ci : eh bien, en premier, la démocratie elle-même, qui vaut toujours mieux que la dictature! Ou encore : la vérité, qui vaut toujours mieux que le mensonge (ou les "fake news" pour reprendre une version contemporaine du mensonge organisé). Ou encore : la vie, qui vaut toujours mieux que la mort. Ou encore : la reconnaissance de l'égalité foncière des êtres humains entre eux, quelles que soient leur race, leur sexe (ou leur "genre"), leur nationalité, leur origine, leur religion. Etc.

Problème : ces "valeurs"-là, donc, ne sont pas, ne peuvent pas être, soumises à l'arbitrage démocratique d'une simple majorité de voix. Alors, qu'est-ce qui les légitime? Mettons, la tradition éthique (ou morale, j'emploierai toujours, pour ma part, les deux termes de façon interchangeable, sourd aux arguties qui discréditent l'une par rapport à l'autre). Une tradition que l'on trouve dans les formulaires religieux ou littéraires (la Torah, les Béatitudes, ce que l'on nomme la "loi naturelle" telle qu'exprimée dans la Tragédie grecque, etc.) 

Evacuez ces valeurs morales, il vous reste ce que nous constatons... 

jeudi 24 octobre 2024

Les couleurs d'une artiste : funérailles d'Isabelle de Borchgrave

 Ce matin, célébration des obsèques d'Isabelle de Borchgrave, en l'église ND des Victoires au Sablon. Magnifique artiste, célèbre dans le monde entier pour ses créations picturales, notamment sur papier (ses robes sont connues), son inventivité et sa maîtrise des couleurs. Beaucoup, beaucoup de monde pour lui rendre hommage - le Roi lui-même était présent.

Et ce fut un bel hommage, musical, artistique, liturgique. L'Office dans cette magnifique église du Sablon, baignée de la lumière d'automne, a été un moment de paix et, j'ose le dire, de joie intérieure.

Et si, dans toute la noirceur du monde, l'art ou, plus largement, une vie d'artiste, étaient  une vraie source de lumière, d'espérance? Comme on aimait y croire, ce matin!

"Parce que lorsque vous n'avez rien, vous pouvez toujours trouver un bout de papier. Il vous éloigne de la peur, la peur d'abîmer notamment. (...) Au même titre qu'un écrivain, j'écris et je dessine pour raconter."

(I. de BORGHGRAVE, Art Interview, 2020)

dimanche 20 octobre 2024

"La guerre et la grâce"

 Je viens d'achever la lecture de la dernière longue interview - inachevée - que la regrettée Hélène Carrère d'Encausse a donnée au journaliste Darius Rochebin. Lucidité, intelligence, érudition convergent dans ce texte bref autour de grandes questions contemporaines - en particulier, on ne s'en étonne pas, le conflit russo-ukrainien. Thèse d'HCE : "Nous autres, Européens, avions oublié que la guerre est la règle et la paix l'exception" (p. 81), leçon qu'elle a, dit-elle, puisée dès sa jeunesse en lisant, et même en dévorant L'Iliade d'Homère.

En même temps, une chrétienne qui jusqu'au bout veut témoigner de l'Evangile : "Je suis une non-violente contrariée, persuadée que, hélas, la violence est la loi sur cette Terre. Cela n'interdit pas l'espérance. Sur mon épée d'académicienne, j'ai fait graver la devise tirée du Sermon sur la montagne : 'Heureux les pacifiques.' " (p.80)

J'ai beaucoup fréquenté et beaucoup admiré cette femme qui m'honorait, avec Louis son mari, de son amitié. Je la retrouve tout entière dans ces pages, qu'il faut lire comme on avale, par temps frais et chagrin, un réconfortant.


D. ROCHEBIN, La guerre et la grâce. Conversation inachevée avec Hélène Carrère d'Encausse, Paris Fayard, 2024, 101pp.

mercredi 16 octobre 2024

Réconcilier des inconciliables

 Faisant cours ce soir à des enseignants de religion catholique, j'essayais de leur faire entendre que la foi catholique aime concilier des inconciliables - ou, pour utiliser un terme technique, aime la "polysyndète", cette insistance sur l'addition, du genre : "J'ai vu et Jules et Paul et Suzanne..." Oui, la foi catholique aime le "et et" et ne supporte guère le "ou ou". Ainsi : nous parions en anthropologie chrétienne pour "et la grâce et la liberté"; en christologie pour un Christ qui est "et Dieu et homme"; en ecclésiologie pour  "et tous responsables et quelques-uns responsables." Etc. Choisir l'un contre l'autre, c'est assez vite verser dans l'hérésie (le terme du reste vient du grec 'hairein' qui signifie simplement : 'choisir'.)

Quelques préoccupations contemporaines me semblent pouvoir être considérées sous cet angle. Par exemple : la question de l'avortement, si débattue encore après la sortie du Pape dans l'avion qui le ramenait à Rome. Il faudra bien apprendre, tout de même, à tenir ensemble des vérités qui semblent a priori inconciliables. Oui, la grossesse concerne le corps de la femme enceinte - c'est une évidence et cette évidence génère un droit. Mais ET oui, la grossesse concerne aussi un autre corps que celui de la femme enceinte, et il faudra bien un jour respecter aussi ce point de vue : un foetus humain n'est pas une tumeur dont on se débarrasse avec soulagement. Comment concilier ces deux aspects? C'est là que le législateur doit être intelligent, sans faire jouer l'une contre l'autre une dimension du problème. Nous n'y sommes pas, manifestement!

Autre problème, international celui-là : Oui, Israël a le droit d'occuper en sécurité le territoire que les Nations-Unies lui ont octroyé en 1948. Mais ET oui, les Palestiniens ont le droit de trouver ou retrouver une terre à eux, avec des institutions qui les protègent de leurs ennemis extérieurs et intérieurs. Là aussi, espérons des diplomates une vision complexe des choses, capable enfin de ramener la paix dans ce Proche-Orient martyrisé.

Dans les deux cas pré-cités, il faut pour concilier les inconciliables renoncer à l'idéologie. C'est le sacrifice le plus nécessaire. Le plus difficile, aussi. Demandons-le pour nous et pour tous!

samedi 21 septembre 2024

Visite du Pape, Anne de Jésus, Julia Kristeva...

 Parmi les divers motifs de la venue du pape François la semaine prochaine chez nous, il en est un qui est plus occulté que les autres : lors de la messe du dimanche 29 au Stade Roi Baudouin, il béatifiera Anne de Jésus, religieuse carmélite du XVIème siècle, compagne de Thérèse d'Avila, qui a diffusé la réforme du Carmel en France puis en Belgique et est morte (et inhumée) à Bruxelles. C'est une figure majeure de la vie spirituelle dans notre région - ce qui reste de sa Correspondance avec Thérèse d'Avila en témoigne à souhait.

A cette occasion, deux événements sont à retenir, qui se dérouleront à la Cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule :

- le samedi 28, à 19h00, une veillée de prière pour se préparer à l'événement du lendemain, veillée animée par les frères et soeurs Carmes et Carmélites, et présidée par Mgr Lode Van Hecke, évêque de Gand.

- la veille, le vendredi 27 donc, à 20h00, une conférence qui promet d'être passionnante, donnée par Julia Kristeva - l'une des plus célèbres  psychanalystes au monde, femme de lettres, critique et passionnée par la spiritualité carmélitaine, et par les figures de Thérèse d'Avila et d'Anne de Jésus. Mme Kristeva a écrit, en 2007, un livre très important et très remarquable intitulé "Thérèse, mon amour", publié chez Fayard, dans lequel elle décrit au fil de 700 pages la révérence qui est la sienne vis-à-vis de cette littérature. Kristeva elle-même n'est pas chrétienne - elle a, dit-elle, traversé avec bonheur le christianisme, mais se sent maintenant "ailleurs". Mais elle tient à dire sa dette à l'égard de l'expérience mystique de ces femmes étonnamment libres. Déjeunant un jour avec elle, lors de la sortie de son livre, je lui avais dit à peu près ceci : "A vous lire, on se dit que, si l'on approchait de l'expérience mystique et spirituelle de Thérèse et de ses soeurs, on n'aurait plus besoin de psychanalyse..."  Réponse de cette immense... psychanalyste : "Mais c'est évident!" Que des Carmélites disent du bien d'Anne de Jésus, c'est attendu! Mais qu'une intellectuelle de cette envergure le fasse, en rappelant aux chrétiens quel trésor - souvent ignoré- ils portent dans leur Tradition spirituelle, c'est remarquable. Kristeva pense que ces femmes du XVIème siècle peuvent vraiment aider beaucoup de monde - dans et hors les frontières de l'Eglise - à vivre bien, à vivre mieux aujourd'hui. Nous l'écouterons dire pourquoi avec un très puissant intérêt...

dimanche 8 septembre 2024

Commémoration de la mort du Roi Baudouin

 Le Roi Baudouin est mort à Motril, en Espagne, le 31 juillet 1993. Trente-et-un ans après, c'est à la  Cathédrale qu'était commémoré aujourd'hui l'anniversaire de sa disparition, lors de la messe dominicale de 11h00 présidée par le Cardinal De Kesel et en présence du Prince Guillaume de Luxembourg et du Prince Nicolas de Liechtenstein, neveux du souverain défunt, ainsi que de l'Archiduchesse Isabelle d'Autriche-Este. Celles et ceux qui ont connu, de près ou de loin, le défunt Roi se souviennent de lui comme d'un homme admirable d'abnégation, de bonté, de loyauté, de don de lui-même pour son peuple. Le Cardinal, dans son homélie, a souligné ces qualités à la fois humaines et spirituelles, qui font de Baudouin un intercesseur aujourd'hui encore pour le pays qu'il a servi.